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« Deviens ce que tu es : comment je me réinvente chaque jour aux Grands Voisins »

RÉCIT. Par Frédéric Ghiglione, ingénieur et membre de l’association Cultures du cœur

Le 14/02/2017 par WeDemain
RÉCIT. Par Frédéric Ghiglione, ingénieur et membre de l’association Cultures du cœur
RÉCIT. Par Frédéric Ghiglione, ingénieur et membre de l’association Cultures du cœur

Et si oui à demain se résumait à un grand oui à soi, dans son entier et dans son histoire, oui à son devenir, oui à l’injonction philosophique grecque, reprise par Nietzsche : « deviens ce que tu es« , oui au mouvement de l’être, oui à l’accroissement de l’être.
 
Or ce mouvement, singulier et nécessaire à chaque psyché humaine, semble aujourd’hui pour le mieux en perte de vitesse : « On est comme on est« .

Toute personne qui s’oppose à cette maxime est jugée intolérante et liberticide. La doxa ne considère plus qu’une bonne convergence des devenirs de chacun est une condition nécessaire à un demain possible et souhaitable.

Il est aujourd’hui d’usage de penser qu’une nouvelle société adviendra grâce à de nouvelles législations ou à de nouveaux progrès techniques. Et ainsi, l’homme contemporain attend des solutions et écoute des hommes qui disent en avoir.

La liberté de l’homme réduite à sa liberté de consommer

Privé de la recherche du sens immanent à sa vie, il se perd et s’oublie, et s’en va dans les salles de sport sculpter son corps, réminiscence d’un autre temps où il se sculptait en totalité.

S’améliorer dans son être n’est plus à l’ordre du jour, et certains pensent qu’une modification d’un brin d’ADN réglera un jour le sujet. Vaste programme. Vaste croyance. L’histoire a pris une tournure passive, elle est subie.

Pendant ce temps, l’être en manque de devenir étouffe. La vie qui doit s’écouler reste confinée, les tensions apparaissent et ainsi notre temps est celui des ressentiments et des névroses.Comment alors cette immobilité de l’être est-elle rendue possible ? Peut-être parce que la liberté de l’homme s’est réduite à la liberté de consommer.Or c’est la liberté qui permet ce « oui« , qui enclenche ce mouvement.

Liberté par rapport à l’éducation, liberté par rapport aux acquis familiaux et liberté, de façon plus globale, sur ce cadre qui nous est donné, aux choses qui sont permises et aux choses qui ne se font pas.

Quelles sont les forces en présence ? D’un côté la loi des hommes, une bienséance qui se mélange aux modes et aux morales, et de l’autre, le désir de chacun, qui créé le mouvement.

Grands Voisins, ancien hôpital et îlot d’expérimentation

Mon expérience au sein des Grands Voisins  depuis deux ans, articule de façon insolente ces deux contraintes de vie et intronise in fine le devenir de chacun, destituant la réponse collective.
 
Dans cet ancien hôpital, neuf bâtiments sur trois hectares en plein centre de Paris, un îlot d’expérimentation improbable a vu le jour.

Jusqu’en 2018, un millier de personnes y œuvrent quotidiennement et un autre millier y vit dans l’urgence des centres d’hébergement. Par le nombre d’habitants, le site est plus grand que 90% des communes françaises.
 
La gouvernance, à charge de trois associations, s’aligne avec le paradigme actuel de la démocratie participative : parler et débattre, donner la parole et chercher le consensus. Ainsi, lors des conseils des Grands Voisins, chaque mois, dans le grand amphithéâtre des médecins du bâtiment Lelong, les voisins débattent et proposent des cadres à l’action collective.

Oui à demain, mais construisons d’abord et ensemble une mécanique du système. Parlons et débattons du comment, jusqu’à oublier le quoi, jusqu’à oublier le vivant et sa dynamique qui irrigue chaque action, jusqu’à oublier le désir de chacun.

S’exprimer à travers la photographie, la peinture ou encore la cuisine

Mais contrairement aux grands systèmes bardés de procédures, celui des Grands Voisins, comme celui de son grand frère révolté Nuit Debout, toujours en élaboration, n’assèche pas le désir. Celui-ci s’écarte sur les bas-côtés et s’échappe du système troué, ainsi parfois, un voisin en devenir se laisse aller et vole un moment de liberté, il se met en mouvement et son désir se cristallise dans un projet qui se donne au collectif.
 
C’est Catherine, qui a photographié, « comme ça« , les voisins à la tâche lors de la réfection de la maison des médecins, les clichés aujourd’hui exposés sur les façades, font la fierté de tous. C’est Fouzia, qui n’attendant pas le dénouement du projet Food, régale voisins et visiteurs de galettes marocaines. C’est Bastien, qui a filmé la vie dès son arrivée sur le site, et aujourd’hui un documentaire référence sur les Grands Voisins est constitué.

C’est ce voisin artiste qui a peint un obscur couloir un week-end de pleine lune, et aujourd’hui le « couloir aux pigeons »  est une direction qu’on indique. C’est ce résident, Maël qui avait soif d’art et qui aujourd’hui porte la galerie. Mais c’est aussi Vincent, François, Paul… et les autres, partout, ici à Paris comme dans tous les endroits du monde.
 

La réponse à demain réside dans cette liberté de chacun à surfer sur le système pour créer et innover, pour attraper des moments et les faire réapparaître plus tard, plus grands. Quand les forces qui existent en chacun se libèrent, des initiatives personnelles, impromptues et naturelles, expérimentent des projets, ils éclairent demain et emportent.

 
La recherche d’une réponse collective me semble de plus en plus vaine, libérons les réponses individuelles, elles sont par nature généreuses, car l’homme est bon (au fond).  Gardons nous de tout vouloir contrôler et acceptons les voix discordantes, c’est de là que le mouvement s’enclenche.

Les individus doivent se mettre en mouvement

Il me revient le mot de George Sand à propos de Victor Hugo. « Ses défauts sont l’excès de ses qualités. Et je ne crois pas qu’il faille lui dire : Vous courez sur la crête des toits. On le ferait peut-être tomber. Et l’on aurait tué un grand homme de plus« .
 
L’enjeu est bien celui de la nature de la révolution qui atteindra son but.

Je crois dans la « révolution moléculaire » de Deleuze.

Mon roman Alaska en raconte une, j’en ai vu certaines aux Grands Voisins, notre planète pourrait en compter sept milliards. J’appelle chaque individu à se mettre en mouvement, sans attendre le système, le devenir s’impatiente.

Par Frédéric Ghiglione
 

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Frédéric Ghiglione est né en 1973 à Cannes. Ingénieur puis diplômé d’un master en art, il enseigne aujourd’hui l’histoire de l’art à l’école Galilée et est acteur du monde associatif. Il fait notamment partie de l’association Cultures du cœur aux Grands Voisins, qui favorise l’insertion des plus démunis par l’accès à la culture et reste un ingénieur Altran. Il se passionne pour Spinoza, pour Nietzsche et pour la vie sous toutes ses formes. Alaska est son premier roman, il est paru aux éditions La Völva. 

 

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