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Collapsologie : Et si on s’organisait pour la fin du monde  ?

Entretien avec Pablo Servigne et Raphaël Stevens, deux penseurs de la collapsologie.

Le 29/10/2018 par Eric Tariant
Entretien avec Pablo Servigne et Raphaël Stevens, deux penseurs de la collapsologie.
Entretien avec Pablo Servigne et Raphaël Stevens, deux penseurs de la collapsologie.
Collapsologie : Et si on s’organisait pour la fin du monde  ?


Collapsologie. En 2015, dans Comment tout peut s’effondrer (Seuil), Pablo Servigne et Raphaël Stevens introduisaient un nouveau mot pour nommer une discipline montante : la science de l’effondrement (collapse en anglais) de notre civilisation. Deux ans plus tard, le premier s’associait à Gauthier Chapelle pour publier L’entraide, l’autre loi de la jungle (Les Liens qui libèrent), qui invite à coopérer et à s’entraider afin d’amortir le choc attendu. Le trio publiera le 18 octobre un nouvel ouvrage pour apprendre à vivre avec l’effondrement. Mais au fait…

We Demain : C’est quoi, « l’effondrement » ?

Raphaël Stevens : Selon la définition d’Yves Cochet [ministre de l’Environnement Les Verts en 2001-2002, cofondateur de l’Institut Momentum en 2011, ndlr], qui signe la postface de Comment tout peut s’effondrer, c’est un processus à l’issue duquel les besoins de base – eau, alimentation, logement, énergie, mobilité, sécurité – ne sont plus assurés à une majorité de la population par des services encadrés par la loi. L’ingénieur russo-américain Dmitry Orlov évoque cinq stades d’effondrement : financier, économique, politique, social et culturel. Comme une échelle de Richter de la gravité. C’est un processus qui se déploie dans le temps et dans l’espace de manière hétérogène.

Un article paru en juin 2018 dans le numéro 22 de la revue WE DEMAIN

Sur quels éléments vous appuyez-vous pour prédire cet effondrement que vous annoncez pour 2020 à 2030 ?

Pablo Servigne : Nous ne prédisons pas. Il n’y a aucun moyen d’avoir la preuve que ça va arriver, ni que ça ne va pas arriver. C’est une intuition. Nous avons rassemblé un faisceau d’indices scientifiques très conséquent, qui nous laisse penser que ça aura lieu bientôt : le dérèglement climatique, le pic pétrolier, la destruction des êtres vivants et de leur milieu de vie, la fragilité de notre système financier et de notre économie. Plusieurs disciplines scientifiques pensent les catastrophes de manière isolée. Mais quand on les réunit, on obtient un panorama qui révèle quelque chose de beaucoup plus grave et de plus massif : une interconnexion entre tous ces secteurs qui rend probable un effondrement, du fait d’un effet domino. De nombreuses personnes et organismes publics ou privés ont réfléchi à cette question depuis des années. Des experts économiques, scientifiques, financiers, militaires, des climatologues et des responsables de grandes administrations ont publié sur le sujet.

Croyez-vous en « l’économie verte » et au développement durable ?

Pablo Servigne : Non, bien sûr, il est aujourd’hui trop tard pour emprunter une trajectoire de développement durable. On aurait pu, mais il aurait fallu s’y atteler dès les années 1970. Et « l’économie verte » ne fait qu’accélérer les catastrophes globales car elle nous empêche de sortir de nos schémas de pensée. La progression des énergies renouvelables est sans doute une transition nécessaire, mais c’est un leurre de croire que cela pourra remplacer les énergies fossiles sans provoquer une immense rupture dans le quotidien des gens. Sans compter les énormes quantités d’énergies fossiles et de ressources minérales pour les développer.

Qu’est-ce qui pourrait déclencher « l’effet domino » ?

Raphaël Stevens : Pas facile à dire. Il y a tellement de possibilités. Selon David Korowicz, spécialiste des risques systémiques, l’étincelle la plus probable pourrait venir du pic pétrolier [quand la production décroît, ndlr] qui a été franchi en 2006 pour le pétrole conventionnel, qui représente 80 % de la consommation mondiale, et du système financier. Aucune mesure structurelle n’a été entreprise pour le réformer depuis la crise de 2007-2008. Le choc risque d’être bien plus rude avec des États aujourd’hui affaiblis. L’effondrement économique global passerait par une perte de confiance généralisée, elle-même causée par l’insolvabilité des États et des banques. À cela, il faut ajouter les grands effondrements déjà en cours, comme celui de la biodiversité dont les récents rapports sur la disparition massive des oiseaux et des insectes en Europe occidentale confirment la gravité. Et les catastrophes climatiques qui aggraveront tout cela dans un immense « effet boule de neige ».

L’effondrement évoque le chaos. Peut-il être civilisé ?

Pablo Servigne : Tout le monde l’espère, mais ce n’est pas si simple. Car que veut dire être civilisé ? Et sommes-nous vraiment civilisés aujourd’hui ? La cause de cet effondrement n’est-elle pas justement ce qu’on appelle civilisation ? Comment vivre des guerres, des épidémies et des famines de manière civilisée ? L’objectif de la collapsologie est simplement d’essayer d’informer un maximum de personnes, et de permettre ainsi, comme le souligne Yves Cochet, de « diminuer le nombre de morts ». Que fera-t-on pendant et après l’effondrement ? Un chantier théorique et pratique a été ouvert [notamment à travers les publications de l’Institut Momentum, ndlr] que nous avons appelé « politique de l’effondrement ». Tout reste à faire et à penser. Et cette entreprise a besoin d’un maximum de personnes et de matières grises. Malheureusement, peu de monde s’y attelle concrètement.

Qui sont les penseurs de la collapsologie ? Et que veulent-ils ?

Raphaël Stevens : Il s’agit d’un petit nombre de personnes, peut-être quelques dizaines de francophones et quelques centaines d’anglophones. Ce sont souvent des chercheurs et des ingénieurs, plutôt masculins, mais pas uniquement. Chez les francophones, l’approche est rationnelle, scientifique, non idéologique. Nous voulons amener ces questions dans des milieux qui n’ont pas l’habitude de les traiter : associations, conseils municipaux, administrations, universités, écoles… Et surtout décloisonner ces milieux, car la gravité de la situation exige que nous soyons tous impliqués. Il y a des forums en ligne et des groupes se forment déjà à Grenoble, Nantes, Paris, Lyon et Gembloux en Belgique, pour penser ces questions et s’organiser en faisant le lien avec les associations environnementales. On y échange sur l’anticipation et la préparation d’un effondrement, autrement dit sur tous les sujets !

Vous expliquez qu’il est primordial de réduire les inégalités pour amortir l’effondrement. Pourquoi ?

Gauthier Chapelle : Nous montrons dans L’entraide, l’autre loi de la jungle qu’il est nécessaire de réunir plusieurs ingrédients pour que les personnes d’un groupe coopèrent : il faut que celles-ci éprouvent des sentiments de confiance, de sécurité… et d’équité. C’est pour que ce sentiment d’équité se développe qu’il est indispensable de diminuer les inégalités. Parmi les causes majeures des effondrements de civilisations anciennes, comme les Mayas, figurent la surexploitation des ressources naturelles et la hauteur de la pyramide sociale. Plus il y a d’inégalités, plus on a de chances de s’effondrer rapidement et de manière irréversible. Nous baignons dans une mythologie qui ne nous parle que de compétition et de loi du plus fort ! Or les humains possèdent une propension incroyablement puissante à l’entraide. Partout dans le monde vivant, depuis son émergence il y a 3,8 milliards d’années, et chez toutes les espèces sans exception, l’entraide est là.
 
Pablo Servigne : Nous n’avons pas le choix, il va falloir apprendre à coopérer et à se faire confiance, entre nous et surtout avec les êtres vivants non humains. Dès maintenant, nous devons développer, par anticipation, une culture de l’altruisme et de l’entraide, pour réduire le risque de chaos social. C’est tout à fait possible ! Si nous ne le faisons pas, nous risquons d’être emportés par cette culture de l’égoïsme et de la compétition qui s’est décomplexée avec le néolibéralisme. Ce que nous disons, c’est que le monde tel que nous le connaissons – avec ses États, ses géants du numérique, etc. – va s’effondrer dans les années qui viennent, et que dans ce grand désordre, les plus coopératifs survivront.

Un salon du survivalisme a eu lieu à Paris fin mars. En quoi vous distinguez-vous des survivalistes ? Et quels sont vos liens avec eux ?

Raphaël Stevens : Les survivalistes ont eu l’intuition depuis très longtemps d’un possible effondrement. Mais personne ne les a écoutés sérieusement. Ils se préparent souvent de manière individuelle, en se concentrant principalement sur les ressources matérielles. Mais il ne faut pas les caricaturer. Nous pensons qu’il faut aller à leur rencontre pour voir ce qu’ils font et construire avec eux des projets plus collectifs. Il y a une grande variété de démarches et de sensibilités dans ce milieu. Beaucoup s’efforcent, aujourd’hui, de construire des petits systèmes résilients, des communautés avec des potagers en permaculture, par exemple, qui permettront de mieux encaisser les chocs. Ce n’est pas rien !

Comment mettez-vous en adéquation votre mode de vie avec votre conviction d’un effondrement imminent ?

Raphaël Stevens : Nous avons quitté la ville pour nous installer à la campagne. Il ne s’agissait pas de fuir la ville mais d’offrir à nos enfants la possibilité de tisser un lien fort avec la nature, de sentir notre interdépendance, et ainsi de multiplier les chances qu’ils en prennent soin à leur tour. Nous reconnecter à la terre et aux étoiles est l’action la plus urgente aujourd’hui. Et c’est plus facile de le faire à la campagne. Les villes, et surtout les mégalopoles, doivent réinventer leurs rapports à la nature. C’est un immense chantier que nous ne voyons malheureusement pas avancer aussi vite que la croissance de nos enfants…

Le début d’un autre type de société sera-t-il possible après l’effondrement ?

Pablo Servigne : Cela dépendra de la hauteur de la chute et de l’ampleur des dégâts. C’est comme un arrêt cardiaque. Chaque heure, chaque jour qui passera sans électricité, sans pétrole ou sans chaînes d’approvisionnement diminuera fortement les chances de redémarrer quelque chose. En cas de panne systémique, des entreprises font rapidement faillite, les chaînes du froid sont rompues, etc. Et il y a des seuils de non-retour. C’est pareil à grande échelle. Quand un grand arbre s’effondre et que les racines se cassent, il est impossible de le redresser. La forêt reprend de la vigueur lentement à partir des jeunes pousses. Le but de la transition est de les nourrir et de les soutenir dès maintenant ! Mais notre société leur fait aujourd’hui de l’ombre, voire les empêche de se développer.

Qui sont ces « jeunes pousses » ?

Gauthier Chapelle : Elles sont partout, il n’y a qu’à voir le petit échantillon présenté dans le film Demain ou chez les survivalistes. Mais, elles sont encore très fragiles. On doit tout faire pour les « bouturer » et les mettre en réseau. C’est la raison pour laquelle les expériences de ZAD sont essentielles, vitales, parce qu’on y apprend à vivre autrement. Ces initiatives foisonnent, tâtonnent et c’est magnifique. C’est même l’incertitude qui devient le moteur. On doit agir maintenant, en étant alignés avec nos convictions. Arrêtons de vouloir tout prévoir, tout contrôler et tout quantifier à grande échelle, c’est totalement irréaliste et destructeur.

Pablo Servigne : Dans chacune de nos conférences nous insistons sur l’importance de la dimension imaginaire, la nécessité de créer de nouveaux récits, de nouvelles façons de voir le monde, d’aller questionner certains mythes. Il faut arriver à sortir du chacun pour soi, de la violence et de la loi du plus fort, comme nous le proposons en réhabilitant le goût humain pour l’entraide.

Vous préparez pour l’automne un nouveau livre. de quoi parlera-t-il ?

Gauthier Chapelle : L’objectif sera d’apprendre à vivre avec l’effondrement, et pas seulement d’essayer d’y survivre. Nous sommes persuadés qu’avant de se mettre en action, l’urgence est de s’arrêter et de regarder en soi. Il y a un énorme travail à faire d’ordre émotionnel, psychologique, spirituel et métaphysique. Arriver à changer notre façon de considérer les non-humains, ainsi que notre avenir… Impossible de faire cela tout seul, nous sommes assez mal outillés ! Mais si nous ne prenons pas ce chemin intérieur, il y a fort à parier que les prochaines mesures collectives et politiques seront catastrophiques, ou disons qu’elles précipiteront l’effondrement. 

Pour aller plus loin :
Une autre fin du monde est possible. Vivre l’effondrement (et pas seulement y survivre), par Pablo Servigne, Raphaël Stevens et Gauthier Chapelle, éd. Seuil, 2018.
L’Entraide, l’autre loi de la jungle, par Pablo Servigne et Gauthier Chapelle, éd. Les Liens qui Libèrent, 2017.
Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, par Pablo Servigne et Raphaël Stevens, éd. Seuil, 2015.
Nourrir l’Europe en temps de crise, par Pablo Servigne, Nature & Progrès, 2014.

Collapsologie : Et si on s’organisait pour la fin du monde  ?

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