Les conséquences énergétiques de la guerre en Ukraine et les débats politiques à la suite des divers rapports du GIEC ont mis au centre une question fondamentale : alors que la sobriété des comportements et l’adoption de mesures environnementales ambitieuses s’imposent pour lutter contre la crise énergétique et le dérèglement climatique, comment caractériser les pratiques et attitudes des classes populaires à l’égard de l’environnement ?
Le discours écologique mainstream qui s’est développé depuis une quarantaine d’années repose sur une vision politique, globale, urbaine, et conscientisée de l’engagement écologique. Les classes populaires urbaines et rurales, fréquemment dépeintes comme sobres « par nécessité » du fait de fortes contraintes économiques qui modèlent leurs habitudes, sont-elles vouées à subir une transition coûteuse et des mesures de sobriété qui, pour elles, n’ont rien d’« heureuse » ?
Intimement lié à l’écologie politique, ce discours écologique dominant défend donc la politisation de l’enjeu écologique, l’adoption généralisée d’une conscience écologique individuelle, et le déploiement de politiques de régulation telles que la fiscalité verte. Malgré les divergences, ce discours écologique a de commun qu’il considère l’intentionnalité des actions environnementales (la « conscience écologique ») comme centrale.
Or il semble à première vue que les classes populaires résidant en zone rurale ou en périphérie des villes rentrent difficilement dans ce cadre discursif. Pour elles, ce sont plutôt les impératifs de pouvoir d’achat, d’emploi et de logement qui sont régulièrement présentés par des éditorialistes ou sondages comme primordiaux. Les pratiques de sobriété sont donc souvent qualifiées de « subies », à rebours d’un engagement conscientisé et politique.
Compte tenu du fait que la transition écologique mêle pratiques individuelles et politiques publiques, il est en outre intéressant de noter là encore que ces dernières, appliquées uniformément et sans adaptation, imposent un coût supérieur aux classes populaires. Une étude confirme ainsi que la majorité des instruments de décarbonation ont un impact distributif important. L’acceptabilité de ces politiques baisse ainsi au sein des classes populaires, mais aussi des classes moyennes rurales, qui craignent pour leur situation économique.
À l’aune de ces éléments, une éventuelle « écologie populaire » semble plutôt rimer avec précarisation et difficultés d’adaptation. Il paraît surtout clair qu’elle ne s’inscrit pas dans les bornes fixées par le discours écologique dominant.
Loin des discours caricaturaux distinguant les « bobos écolos » des centres-villes des périurbains et ruraux, trop préoccupés par leurs conditions de vie pour envisager l’enjeu écologique, une nouvelle écologie se dessine pourtant.
Certes, la précarité des classes populaires rend plus difficile l’adoption de certaines pratiques ou la formation d’opinions positives à l’égard des politiques environnementales. Mais c’est paradoxalement par cela qu’elles sont en train de réinventer une écologie relocalisée, sobre, et aux valeurs fondamentalement populaires, comme le démontrent deux études de terrain menées dans le contexte des « gilets jaunes ».
Ces citoyens des classes populaires urbaines, ou même de la classe moyenne rurale, proposent un modèle alternatif au discours dominant sur l’écologie.
Au cœur des conclusions de ces études réside l’idée que ce n’est pas parce que certaines de leurs pratiques sont contraintes que cela les rendrait moins écolos.
Qui a dit que l’écologie de conviction (et de discours) valait mieux que l’écologie de l’action ?
L’essence de cette critique se trouvait déjà chez Joan Martinez-Alier lorsqu’il publiait son livre The Environmentalism of the Poor en 2002. Un nouvel écologisme était, selon lui, en train de naître sous nos yeux, en opposition aux dommages environnementaux subis par les populations pauvres du Sud global.
Vingt ans plus tard, c’est aussi une nouvelle écologie qui apparaît dans les pays du Nord, au sein de classes populaires urbaines et rurales ne se reconnaissant que rarement dans l’écologie mainstream, en témoigne par exemple la sociologie du vote vert en France. Cette « dépossession écologique » s’explique par des références et valeurs différentes, des impératifs quotidiens divergents et des pratiques et attitudes qui n’expriment pas un message tout à fait similaire à celui porté par le mouvement dominant.
Cela se manifeste également par une forte préoccupation économique, dont ces citoyens ne peuvent s’éloigner – raison pour laquelle le discours décroissantiste, actuellement débattu au sein des mouvements écologiques, y fait moins recette.
Les « gilets jaunes », bien que longtemps caricaturés, ont dévoilé les bribes d’une écologie pensée hors des centres métropolitains. Leur imaginaire écologique, fondamentalement « populaire », insistait plutôt sur les valeurs morales de « non-gaspillage », de « modération », et de localisme.
C’était une écologie du soin, du familier, du « moins », du local. Une écologie tournée vers son environnement proche, vers une manière d’habiter unique et relationnelle. Une écologie parfois de la débrouille, mais également du territoire, ancrée dans son quartier ou dans son village.
Au-delà des « gilets jaunes », l’écologie populaire cherche à démontrer que « les “gens de peu” ne sont pas des riches auxquels il ne manquerait que l’argent ». Si les classes populaires ont un faible bilan carbone, ce n’est pas juste par contrainte budgétaire, c’est aussi parce qu’elles cultivent un imaginaire différent et ont d’autres modes de vie. Lors d’entretiens conduits hors des grands centres urbains, c’est le même message qui revient : les pratiques existent, ce sont les justifications qui varient.
Loin d’une lecture binaire de l’écologie (entre les « écolos » et les autres), il s’agit d’envisager l’écologie dans sa pluralité. Les attitudes et pratiques divergent, les justifications aussi, mais dans une crise environnementale toujours plus vive, il serait bon de rappeler l’expression anglaise bien connue : parfois, « actions speak louder than thoughts » (les actions comptent plus que les idées) – récemment remis au goût du jour.
Lorsqu’Anne (son prénom a été modifié), résidente d’un village dans l’est de la France, me déclare dans un entretien trier ses déchets organiques, car « elle a été élevée comme ça », car « on a toujours fait comme ça ici », elle ne rentre pas dans la case de l’écologie dominante. Elle ne déploie pas un discours performatif justifiant son action au nom d’un idéal environnemental plus grand, mais incarne plutôt une écologie rurale et populaire.
De la même manière, lorsque Franck critique les zones à faibles émissions, il ne néglige pas la protection de l’environnement. Il pointe davantage du doigt le poids déséquilibré que ce type de politiques fait peser sur les classes populaires périurbaines et rurales.
Le défi de cette écologie populaire se manifeste par la difficulté matérielle vécue par bon nombre d’Européens avec l’application de « principes » écologiques dans leur quotidien, à la fois pour cause de précarité ou par une impression de distance à l’égard des injonctions (et des politiques publiques) promues à Bruxelles, Paris ou Berlin.
Reconnaître une écologie populaire implique donc aussi bien l’adoption de nouveaux logiciels de pensée, ouverts à d’autres pratiques et attitudes, mais également l’adoption de politiques visant à éviter d’en arriver à l’impasse des « gilets jaunes ».
Cela passera sans doute par de la planification et de l’anticipation, pour éviter de tomber entre le marteau de la sobriété subie et l’enclume de la transition éprouvée, mais aussi par un effort pour rebâtir la confiance avec des classes populaires vivant un fort sentiment d’exclusion écologique.
En prenant au sérieux ces discours et pratiques écologiques populaires, il sera ainsi possible d’y trouver des clés pour construire la société de demain, plus sobre, tournée vers le soin et ancrée dans son territoire.
À propos de l’auteur : Theodore Tallent. Chercheur en science politique et environnement au Centre d’Etudes Européennes et de politique comparée, Sciences Po.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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