Partager la publication "Glyphosate et cancérogénicité : les racines toxiques du doute"
Depuis sa classification en 2015 comme « probablement cancérogène » par le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC), le glyphosate a généré une conflictualité publique et un éclairage médiatique intenses. Mais d’où vient au juste cette manière de classer ? Que signifie-t-elle exactement et pourquoi semble-t-elle générer des controverses sans fin ? Enfin, que nous dit-elle de l’efficacité de nos politiques de prévention des cancers ? Pour le comprendre, il faut revenir aux années 1970.
En cette période d’après Seconde Guerre mondiale de plein essor de l’industrie pétrochimique, les marchés occidentaux sont, déjà, inondés chaque jour de nouvelles substances de synthèse. Contraintes par un ensemble de mobilisations qui pointent les potentiels effets sanitaires, et notamment cancérogènes, de ces produits, les autorités politiques de nombreux pays industrialisés mandatent des groupes d’experts pour synthétiser les connaissances scientifiques disponibles sur ces risques.
L’objectif recherché est double. D’un côté, il s’agit d’identifier les substances dangereuses en circulation sur le marché afin de mettre en place des mesures de contrôle et de restriction. De l’autre, l’intention est aussi, et peut-être surtout, de standardiser les catégories d’évaluation à l’intérieur et entre les différents marchés nationaux, afin de faciliter la circulation des marchandises toxiques.
C’est ainsi que le jeune CIRC, organisation scientifique tout juste inaugurée à Lyon en 1965 sous les auspices de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), se lance dans la création de “monographies” scientifiques sur les expositions (ou “agents”) identifiées comme potentiellement cancérogènes.
Ces rapports sont produits par des scientifiques de premier plan et font rapidement autorité dans le champ académique. Ils prennent la forme de synthèses critiques de la littérature scientifique disponible sur une exposition donnée. Depuis la création de ces expertises, un peu plus d’un millier d’expositions différentes ont été évaluées concernant tout à la fois des pesticides et autres produits chimiques industriels, des médicaments, des procédés de travail, etc. Le CIRC reste toutefois une institution de recherche sans pouvoir réglementaire, et ses évaluations ne peuvent prétendre contraindre mécaniquement l’action publique.
En outre, dans les premiers volumes de monographies, les conclusions ne sont pas présentées sous forme de classification. Leur lecture et leur usage demeurent difficiles pour les profanes. Le principal financeur du programme, le National Cancer Institute états-unien, pousse alors à l’élaboration de catégories d’évaluation qui seraient plus immédiatement compréhensibles. Déjà préoccupé par cette question, Lorenzo Tomatis, directeur du service des monographies, s’efforce de répondre à ces exigences.
Ce médecin italien, formé à la toxicologie animale à Chicago, trouve pour cela un allié dans le monde de la prévention des expositions des travailleurs aux États-Unis, l’Occupational Safety and Health Agency (OSHA). Créée en 1970 et habilitée à produire des normes contraignantes en matière de santé au travail, l’OSHA est une agence fédérale qui tente elle aussi, à ce moment-là, de mettre en place une classification des agents cancérogènes. Il s’engage alors d’intenses discussions entre cette institution et le CIRC, qui aboutissent à l’élaboration de deux classifications similaires de part et d’autre de l’Atlantique.
C’est à cette période que le programme des monographies se rapproche, par la force des choses, des acteurs de la prévention des cancers professionnels et qu’il prend ses distances avec les acteurs industriels, structurant un positionnement scientifique et institutionnel qui demeure encore aujourd’hui.
De par la circulation d’experts et de savoirs à l’échelle transnationale, le système classificatoire élaboré à Lyon essaime ailleurs, notamment dans d’autres institutions qui disposent de compétences réglementaires. L’Environmental Protection Agency (EPA), l’agence de protection de l’environnement américaine, se dote d’un système similaire dans les années 1980. La Commission européenne se rapproche quant à elle de Tomatis dès la fin des années 1970, et la classification utilisée aujourd’hui par l’agence européenne des produits chimiques (l’ECHA) emprunte très directement à la taxinomie créée par le CIRC.
La prolifération de cet instrument d’expertise a facilité la circulation des dossiers d’évaluation entre organisations scientifiques ou réglementaires. Il s’est ainsi créé une forte interdépendance entre elles, fondée sur la nécessité pour chacune d’observer et de se positionner par rapport aux autres, afin de ne pas être mis à l’écart d’un jeu institutionnel transnational ayant pour enjeu la définition de la cancérogénicité.
Les catégories 1 (cancérogène avéré), 2A (probablement cancérogène) et dans une moindre mesure 2B (possiblement cancérogène) du CIRC, demeurent les plus scrutées car leurs équivalences dans les agences réglementaires sont la plupart du temps associées à des mesures de restriction, de contrôle ou d’étiquetage.
La liste de cancérogènes du CIRC a ainsi largement servi à élaborer celle de l’Union européenne et un nombre important de substances se trouvent aujourd’hui dans les deux. Parmi elles, selon un comptage récent, 80 % des expositions considérées comme cancérogènes “présumés” par l’Union européenne sont classées par le CIRC comme “probablement » ou « possiblement » cancérogènes.
Le CIRC dispose en fait de plusieurs leviers indirects pour infléchir les politiques de santé publique. Sa force principale se trouve dans son autorité scientifique, construite au fil des décennies, et qui fait de ses expertises de puissantes ressources pour d’autres acteurs, par exemple pour des agriculteurs exposés au glyphosate lorsqu’ils attaquent l’entreprise Monsanto en justice. Cette autorité scientifique et ce réseau institutionnel poussent de fait les autres organisations à examiner les substances qui sont classées aux CIRC, ce qui contraint les industriels à tenter de contenir de potentiels processus réglementaires.
Un bon exemple de ces mécanismes de mises à l’agenda en cascade reste celui du formaldéhyde. Il s’agit d’une substance que l’on retrouve dans un ensemble de biens de consommation, comme des produits de bricolage ou des revêtements (de murs, de sols, de meubles). La population générale y est surtout exposée via l’air intérieur et plus de 185 000 travailleurs y sont exposés sur leur lieu de travail en France (enquête Sumer, 2017).
En 2004, le CIRC classe la substance comme cancérogène avéré (groupe 1). Cette sentence amène des experts de l’Agence nationale de sécurité sanitaire, de l’environnement et du travail française à déposer une demande d’évaluation du produit à l’échelle européenne. La démarche est longue et rencontre des résistances, mais aboutit en 2014 à une classification du formaldéhyde par l’Union européenne comme cancérogène “présumé” ou 1B, justifiant par la suite des limites plus strictes d’exposition des travailleurs et des consommateurs à l’échelle communautaire.
Mais un tel scénario n’est pas automatique, et les organisations réglementaires ne suivent pas toujours l’avis du CIRC. Il existe en fait suffisamment de différences entre les systèmes de classification pour qu’il soit possible pour les experts de justifier des évaluations divergentes.
On note par exemple des écarts sur les types d’études acceptées, sur la valeur attribuée à tel ou tel genre de données, sur les politiques de contrôle des conflits d’intérêts et sur les juridictions de chacun de ces groupes d’expertise. Bien que certains experts circulent d’une commission à une autre, chaque expertise est singulière et est orientée par une histoire institutionnelle et des rapports de force internes et externes qui lui sont propres.
Certains acteurs économiques disposent des bonnes ressources pour jouer sur ces règles ou les infléchir à leur avantage. Envoyer des experts observer des évaluations ou y participer, produire des études scientifiques, anticiper la trajectoire d’un dossier d’évaluation, ou contribuer à l’élaboration des critères de classification sont autant d’outils employés par un ensemble de firmes privées pour assurer leurs intérêts dans ce champ de bataille technique. L’une des stratégies les plus efficaces consiste à faire jouer une expertise contre une autre, et à entretenir des débats sans fin qui repoussent sans cesse la décision politique.
Toutefois, ces divergences ne doivent pas faire oublier les caractéristiques structurelles que partagent ces institutions d’expertise, et qui fondent les limites de ce système transnational d’identification et de prévention des expositions cancérogènes.
D’abord, ces organisations sont obstruées, et ce quasiment depuis leur création. Elles sont dans l’impossibilité d’évaluer l’ensemble des substances en circulation. À titre d’exemple, au moment où le glyphosate est expertisé par le CIRC, plus de 200 000 substances sont identifiées sur le marché européen, et à peine un millier ont été évaluées par le programme des monographies. Ce score n’est pas sensiblement différent dans les autres institutions.
Le CIRC est également contraint par des critères de classification qui exigent des études aux standards scientifiques élevés, et dont la production est extrêmement coûteuse en temps et en argent. Souvent, ces études n’existent tout simplement pas, sur les humains comme sur les animaux. Des substances potentiellement dangereuses peuvent donc échapper à toute surveillance pendant des décennies.
Ces commissions d’experts sont ancrées dans l’espace scientifique, ses controverses et ses évolutions permanentes. Elles sont donc contraintes de dédier une partie substantielle de leur temps à réévaluer des expositions plutôt qu’à en ajouter de nouvelles sur leur liste. En 2020, le CIRC avait conduit plus de réévaluations que de primo évaluations. Plus parlant encore, 80 % des expositions qui figurent sur sa liste y ont été introduites avant les années 2000, dévoilant une capacité d’évaluation de plus en plus limitée depuis la création des monographies dans les années 1970.
Vu sous cet angle, le glyphosate est un cas ambivalent. D’un côté, il est tout à fait commun, dans la mesure où il a enclenché les rouages ordinaires de la machinerie scientifique et réglementaire transnationale, avec ses lenteurs et ses contradictions. De l’autre, il est tout à fait exceptionnel dans sa propension à jeter sur la place publique des débats qui sont habituellement confinés sur des terrains techniques, quand ils ne sont pas tout simplement inexistants.
À propos de l’auteur : Valentin Thomas. Chercheur post-doctorant en sociologie à l’UMR Triangle, ENS de Lyon.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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