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Sommeil : le grand mystère des petits dormeurs

De Napoléon à Macron, de nombreux dirigeants ont assuré n’avoir besoin que de très peu de sommeil. Un don rare, dont une équipe de chercheurs est en train de dévoiler les ressorts génétiques. Pour, demain, inventer le médicament qui permettra de dormir quatre heures tout en gardant la forme ?

Le 15/07/2021 par Pierre Kaldy
Illustrations : Ori Toor
Illustrations : Ori Toor
Illustrations : Ori Toor

Peut-être connaissez-vous autour de vous une personne qui se réveille en forme tous les matins après seulement quelques heures de sommeil, une personne qui peut faire la fête une bonne partie de la nuit puis entamer sa journée comme si de rien n’était. Cette personne appartient probablement à la rare catégorie des « courts dormeurs » ou « petits dormeurs ».

Les grands personnages connus pour dormir peu ne manquent pas à travers l’histoire, et le temps supplémentaire dont ils disposaient chaque jour a sûrement contribué à leur succès. C’est le cas de créateurs célèbres aussi pour leur productivité exceptionnelle comme Voltaire, Mozart ou Edison, qui dormaient moins de cinq heures par nuit. Dans le domaine politique, pouvoir commencer sa journée plusieurs heures avant les autres, récupérer rapidement et gérer plusieurs tâches procure un avantage décisif dans la gestion quotidienne des affaires publiques. Le cas le plus célèbre est peut-être celui de Napoléon ­Bonaparte, qui a passé une bonne partie de sa vie adulte à faire la guerre en Europe tout en jetant les bases de l’État français moderne.

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Thatcher, Trump, Merkel, Macron…

Plus près de nous, les exemples de dirigeants assurant dormir moins de cinq heures par nuit ne manquent pas : Margaret Thatcher, Donald Trump, Angela Merkel, Emmanuel Macron… Le fait de naturellement dormir peu est aussi un avantage quand on travaille dans le monde des médias ou du spectacle. À l’opposé, les longs dormeurs seront moins impliqués dans des activités intenses et multiples, et peut-être plus fréquents parmi les intellectuels, le cas le plus cité étant celui d’Albert Einstein et ses dix heures de sommeil quotidiennes.

Les courts dormeurs ne sont pas des insomniaques : ils n’accumulent aucune fatigue avec le temps. Leurs parents leur transmettent cette capacité. Une équipe de chercheurs de l’université de Californie à San Francisco est en train de progressivement dévoiler les ressorts génétiques de ce mystérieux don et, par la même occasion, un nouvel aspect du sommeil.

En 1996, Ying-Hui Fu, une chercheuse d’origine taïwanaise travaillant dans un laboratoire américain spécialisé dans le sommeil, s’intéressent à la la plainte d’une femme exaspérée de se réveiller tous les jours à 4 heures du matin et de s’endormir en début de soirée. D’autres personnes de sa famille présentent le même trouble. Pour élucider cette anomalie, la généticienne entame une collaboration avec un laboratoire de pointe pour l’étude des maladies génétiques familiales, celui de Louis Ptácek, à l’université de Californie. En 2001, ils découvrent la mutation responsable, qui avance le cycle du sommeil de cette femme dans la journée.

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Ressort génétique du sommeil

C’est la première mutation expliquant un trouble du rythme circadien identifiée chez l’être humain. Le moment du sommeil dans la journée est bel et bien contrôlé par nos gènes. Parmi d’autres familles de lève-tôt, les chercheurs tombent alors sur un cas plus surprenant encore. Depuis l’enfance, une femme et sa fille se ­réveillent aussi à 4 heures du matin mais en se couchant normalement à 10 heures du soir.

« Ce fut une grosse surprise pour nous, se rappelle Ying-Hui Fu, car on pouvait raccourcir le sommeil par un seul changement dans le génome. »

Leur sommeil est non pas décalé mais raccourci de deux heures par rapport à la moyenne. En 2009, Ying-Hui Fu et son équipe exposent leur découverte dans la revue Science : une seule mutation peut expliquer ce phénomène. Située dans le gène DEC2, son introduction chez la souris suffit à réduire de plus d’une heure la durée de son sommeil ! « Ce fut une grosse surprise pour nous, se rappelle Ying-Hui Fu, car on pouvait raccourcir le sommeil par un seul changement dans le génome. » La génétique des courts dormeurs était née.

Une mutation rare

Le sommeil est un phénomène complexe. Il implique tout le système nerveux et comporte deux phases bien distinctes dans son fonctionnement. Le sommeil lent profond puis le sommeil paradoxal. Alors qu’il est présent chez tous les ­vertébrés et occupe un tiers de notre vie, on commence à peine à comprendre son rôle. Jusqu’à une époque récente, sa fonction était surtout perçue par défaut. Le manque de sommeil peut avoir de graves conséquences sur notre santé. En 1998, on met au jour un facteur spécifique du sommeil : l’orexine, un neuro­peptide cérébral indispensable pour rester éveillé.

La première mutation identifiée chez des courts dormeurs, celle de DEC2, s’avère augmenter la production d’orexine, ce qui facilite l’éveil. « Ceci a conforté l’idée d’une composante génétique dans la durée du sommeil, précise Isabelle Arnulf, neurologue qui dirige le service des pathologies du sommeil à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, à Paris. Cette durée fixe optimale de sommeil, qui nous est personnelle, est de 7 h 30 en moyenne, les courts dormeurs se contentant de 4 à 6 heures de sommeil tandis que les longs dormeurs ont besoin de plus de 9 heures par nuit. » Mais cette mutation est rare et n’explique qu’un cas particulier parmi la cinquantaine de familles de courts dormeurs naturels repérées par les chercheurs. La traque dans le génome d’autres mutations capables d’expliquer ces cas est alors relancée.

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Des souris hyperactives une heure de plus par jour

Cette recherche vient finalement de porter ses fruits. Au cours des mois de septembre et octobre 2019, l’équipe de Ying-Hui Fu annonce à quelques semaines d’intervalle avoir découvert deux nouvelles mutations dans deux familles distinctes de courts dormeurs. Ces prouesses ont été réalisées grâce aux moyens actuels, qui permettent de comparer en quelques semaines le génome de deux individus, d’identifier des mutations propres aux courts dormeurs dans des gènes liés au fonctionnement cérébral, puis de les introduire chez la souris par la nouvelle technique de « ciseaux génétiques » ­CRISPR-Cas9 pour confirmer le rôle de la mutation dans le raccourcissement du sommeil.

La deuxième mutation trouvée porte sur un récepteur de la noradrénaline, neurotransmetteur déterminant pour l’éveil, et le rend plus sensible à son action. La troisième mutation, ­encore plus rare car elle ne concernerait qu’une personne sur 4 millions, rend également hypersensible un récepteur cérébral à un neuropeptide cérébral de l’éveil, le NPS.

À chaque fois, les souris portant ces mutations restaient hyperactives une heure de plus par jour sans que leur santé ou leur longévité ne soient affectées. Elles montraient des phases de sommeil normales mais moins nombreuses. À la différence des souris témoins, elles avaient aussi une récupération rapide et une bonne mémoire même après avoir accumulé un gros ­retard de sommeil. « Nous étudions maintenant si le sommeil des courts dormeurs présente des différences », ajoute Ying-Hui Fu.

Les petits dormeurs, optimistes et pleins d’énergie

Jusqu’à présent, l’étude des familles de courts dormeurs n’indique aucun problème de santé particulier. Bien au contraire. Un profil plus général se dégage de l’observation de tous ces lève-tôt, même s’il n’a pas encore fait l’objet d’une étude approfondie. « Nous constatons qu’elles ne sont pas sensibles aux décalages horaires et que dès l’enfance elles récupèrent très vite une dette cumulée de sommeil, relève Ying-Hui Fu. Elles sont aussi pleines d’énergie, optimistes, particulièrement aptes à gérer plusieurs tâches à la fois et moins sensibles à la douleur. Elles ont un caractère peu anxieux et ne sont pas irritables ou déprimées, comme le sont souvent les personnes qui manquent de sommeil. »

Les familles de courts dormeurs naturels restent cependant rares et ils ne représenteraient, selon la neurologue Isabelle Arnulf, que 2,5 % de la population. La génétique conditionne la durée du sommeil, comme le moment où l’on se couche, a, et tenter de les modifier n’est pas sans risque pour l’organisme.

Arriver à s’affranchir de la limite naturelle de la durée de sommeil est une tentation chez les militaires qui veulent doper leurs troupes. En 1940, l’offensive éclair des troupes ­allemandes, qui foncent jour et nuit à travers la France, la ­Belgique, le Luxembourg et les Pays-Bas, s’explique notamment par leur usage de la pervitine. Cette forme de méth­amphé­tamine stimule l’éveil pendant des heures. Rogner sur notre temps de sommeil, que ce soit pour le travail ou pour regarder des films sur l’un de nos nombreux écrans, est aussi une tentation dans nos sociétés. Elles consomment pour cela un excitant plus doux, la caféine. Le résultat est que ce temps dominue de plus en plus et qu’en 2019, un Français sur trois dormirait moins de six heures par nuit, selon le « baromètre » annuel du sommeil effectué par Santé publique France.

La tentation de rogner sur le temps de sommeil

Pourtant, rappelle Isabelle Arnulf, « les conséquences négatives pour la santé sont bien connues, avec fatigue, hypo­vigilance, irritabilité, problème de mémoire mais aussi à plus long terme une prise de poids et un risque de diabète, voire de cancer. En outrepassant un temps de sommeil génétiquement programmé, nous exposons ­l’organisme à des complications métaboliques, cardio-vasculaires ou psychiatriques. »

Les nouvelles connaissances sur les mécanismes du sommeil vont toutefois apporter un autre moyen de reculer les ­limites naturelles du sommeil – un moyen qui n’affectera peut-être pas autant la santé. Des produits capables de mimer l’action des substances nerveuses telles que l’orexine ou le NPS sont étudiés par l’industrie pharmaceutique. Ils visent en premier lieu à traiter des troubles d’hypersomnolence mais pourraient servir un jour à augmenter la vigilance ou à pallier les effets du manque de sommeil sur la mémoire ou l’humeur.

D’autres mutations familiales responsables de l’existence des petits dormeurs attendent pour l’heure les chercheurs. « Nous enquêtons maintenant sur deux mutations supplémentaires souligne Ying-Hui Fu. Elles nous permettront de compléter le tableau complexe des mécanismes intervenant dans le sommeil. » Grâce à ces travaux, il est possible qu’à plus long terme, la ­tentation se présente de donner à ses ­enfants, par une simple modification du ­génome humain, une capacité de récupération rapide, un ­naturel optimiste et deux heures d’activité supplémentaires par jour. 

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