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« Les incendies montrent les limites de la vision dominatrice de la nature »

Pour la philosophe Joëlle Zask, auteure de « Quand la forêt brûle », les méga-feux qui ravagent la planète sont dus à une relation erronée à la nature, que les hommes doivent non pas dominer, ni préserver, mais entretenir. Sinon la planète risque de sombrer dans le Pyrocène, une ère d’incendies permanents…

Le 09/08/2021 par Alice Pouyat
Incendies en Australie.
Incendies en Australie. (Crédit : Shutterstock)
Incendies en Australie. (Crédit : Shutterstock)

Les incendies actuels sont impressionnants. Mais les feux n’ont-ils pas toujours modelé l’espèce humaine et les paysages ?

Joëlle Zask : La culture du feu commence il y a 1,6 million d’années avec Homo erectus qui apprend à conserver la flamme. Cela permet sa migration. La planète est donc complètement façonnée par les usages anthropiques du feu. Le bush australien est un paysage issu d’incendies, comme les grandes plaines américaines. Et l’espèce elle-même a été transformée. Le feu permet de cuire les aliments, donc de consacrer moins d’énergie à la mastication, de contracter moins de maladies, de se multiplier, de devenir prédateur…

Cela conduit aussi à la disparition d’autres espèces végétales et animales, notamment les grands animaux. Donc, oui, il est important de rappeler que la présence humaine sur la terre n’a jamais été innocente ou sans effet. Mais les « méga-feux » actuels sont différents des feux naturels allumés par la foudre, des feux saisonniers, des feux d’entretien, et même des feux criminels qui pouvaient brûler autrefois quelques hectares…

Cette interview a été initialement publiée en janvier 2020, lors des forts incendies australiens. Elle a été mise à jour en août 2021.

En quoi ces « méga-feux » sont-ils différents ? 

Ils sont extrêmement intenses. Par exemple, un bombardier est conçu pour éteindre un feu qui fait 10 000 kilowatts par mètre et là en Australie ils en font 80 000. Résultat, les koalas qui sont « habitués » aux feux traditionnels se réfugient dans le sommet des arbres parce qu’ils savent génétiquement que les flammes ne sont pas censées atteindre la Canopée. Or, là tout s’embrase ! J’avais observé la même chose dans le Var. Résultat, rien ne repousse ou presque. 
 
Et ces feux extrêmes qui autrefois étaient exceptionnels deviennent la règle. Ils sont plus fréquents, durent plus longtemps, touchent plus de régions, notamment les pays du Nord, la Californie, la Suède, l’Angleterre… Les méga-feux deviennent planétaires. La fumée générée en Australie a d’ailleurs fait le tour du monde en 15 jours. 

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Le réchauffement climatique est-il la seule cause de ces incendies ?

Ces feux sont directement liés au réchauffement, à l’augmentation des températures, des vents, des périodes de sécheresse. Mais pas seulement : ils sont aussi dus à l’abandon des forêts et à l’interdiction qui a prévalu pendant une bonne cinquantaine d’années, notamment dans les pays du Nord, des « brûlages dirigés » pratiqués par les paysans locaux qui pourtant avaient accumulé depuis des milliers d’années une connaissance des rythmes naturels de la forêt, notamment en Australie. Donc ces feux résultent d’un écocide du fait du réchauffement, mais aussi d’un d’ethnocide.
 
Et tout cela dérive de deux tendances de nos sociétés : l’extractivisme lié à l’industrie capitaliste, fondée sur la financiarisation et le profit. Et puis à l’opposé, vous avez une vision préservationniste, l’idée qu’une nature idéalisée serait bonne en elle-même, que l’humain doit s’effacer pour vivre en phase avec la nature.

Pour vous, c’est donc notre relation à la nature qu’il faut changer…

Aujourd’hui, toutes les solutions envisagées pour entraver la progression des méga-feux viennent du passé, à savoir des feux d’entretien, une relation homme-nature à la fois respectueuse et interventionniste. On se tourne aujourd’hui vers les Aborigènes en Australie ou vers les Indiens en Amazonie. Allons à la rencontre des savoirs autochtones, également dans les Landes, en Corse, en Angleterre…
 
Quand j’ai écrit La Démocratie aux champs, je m’étais demandé « Que fait Adam dans le jardin d’Eden ? » On se le représente souvent allongé, lascif. En fait, Dieu met Adam dans le jardin pour qu’il le garde et le cultive. Voilà la clé. Un jardin est un peu comme un enfant. Ce n’est pas en le laissant faire sans intervenir qu’il va grandir, il faut lui apporter les éléments nécessaires à sa marche vers l’indépendance. L’humain lui-même va développer son humanité à partir de cette double tâche, c’est ce qui le nourrit matériellement et spirituellement. 

Mais, dans l’histoire, il y a aussi eu des excès humains, des espèces décimées comme la baleine, une volonté de produire toujours plus… Cette image d’un équilibre passé n’est-elle pas idéalisée ? 

Certes le productivisme, à ne pas confondre avec l’extractivisme, a toujours prévalu dans l’agriculture. Il y a eu des excès, mais jusqu’au XVIIIe siècle inclus, dans les textes agronomiques revient l’idée qu’il faut rendre service à la terre, prendre soin d’elle. On ne commande pas la nature. Ni à la dominer. On cherche à interagir avec elle. C’est ce type de présence, je dirais ami-élève, qui a complètement été supprimée aussi bien par l’extractivisme que par le préservationnisme.
 
Ce qui se passe en Australie nous rappelle qu’on ne peut pas tout maîtriser, même avec la technologie. Les pompiers, et même l’armée, n’ont pu qu’évacuer les gens. Cela montre les limites de la vision dominatrice de la nature et aussi d’un abandon de cette nature qui, dans une certaine mesure, a besoin de nous. 

Les incendies australiens ont-ils généré une prise de conscience selon vous ? 

Je ne sais pas… mais le discours semble un peu évoluer, peut-être car de nouvelles populations sont touchées. Les méga-feux impactent également les gens du Nord, alors qu’on a tendance à penser que le réchauffement concerne surtout le Sud. Là, c’est la Californie, l’Angleterre la Suède, la Sibérie, l’Alaska, toute la forêt boréale qui sont touchés. Et même en Australie, c’est la partie la plus occidentalisée qui brûle. Les gens des villes également se mettent à suffoquer. Quand on étouffe à Irkoutsk, à São Paulo, Sydney ou à Paris, l’émoi n’est pas le même que lorsque des pauvres perdent la vie au fond de l’Amazonie ou à Java…

Vous allez jusqu’à parler de l’ère du « Pyrocène ». La situation risque vraiment de devenir si catastrophique, en France notamment ? 

Il y une sorte de cercle vicieux. Les incendies participent au réchauffement et vice versa. La chaleur accentue la prolifération d’insectes et de mycoses qui tuent la végétation et augmentent la matière combustible… D’une certaine façon, les feux qui étaient surtout devenus culturels redeviennent naturels. Et ils modifient l’équilibre des espèces. Donc peut-être que leur impact va être supérieur à celui de l’humanité.

L’Anthropocène finalement pourrait être relayée par le Pyrocène. C’est un scénario envisagé. Moi je pense qu’il y a des solutions, mais il faut qu’on se réveille ! Sinon, le risque est fort. En France, il y a quand même déjà beaucoup de régions exposées. Selon le 2e plan d’adaptation au changement climatique, la moitié des municipalités françaises seront exposées aux risques du feu d’ici à 2050. Après, c’est sûr que là où il n’y a plus d’arbres, il y a moins de feu !
 
Pour moi, il faudrait comme une conversion des croyances, une conversion presque au sens religieux. Et c’est compliqué parce qu’il n’y a pas grand-chose dans nos institutions qui pousse vers cela… 

Si cette « conversion » n’a pas lieu, vous évoquez même des risques de « guerre du feu » !

L’utilisation du feu comme arme de guerre, pour démoraliser et détruire l’ennemi, existe depuis Babylone. Mais aujourd’hui, en profitant de « bonnes conditions climatiques », on peut incendier des millions d’hectares. Les alertes à la vigilance en Provence déclenchent d’ailleurs souvent des actions criminelles. On sait aussi que le pyroterrorisme a été théorisé par Al-Qaïda et compagnie. Cela ne coûte rien, c’est très facile… Mais c’est délicat d’en parler car cela peut donner des idées. Une chose est sûre, les services de renseignement sont vigilants.

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