Partager la publication "UTMB : l’ultra endurance, ou ultra-trail, est-il une forme de philosophie ?"
171 kilomètres sur 10 000 mètres de dénivelé pour faire le tour du Mont-Blanc en traversant l’Italie, la Suisse et la France, c’est le parcours de l’Ultra-trail du Mont-Blanc (UTMB) qui se déroule du 28 août au 3 septembre et fête ses 20 ans cette année. L’ultra-trail est une forme de course à pied qui se déroule « hors stade », sur des distances dépassant celle du marathon standard de 42,195 km, généralement sur des sentiers naturels et des terrains accidentés.
Les courses varient en distance de 50 à 170 km et les règlements de chaque course précisent le temps limite pour accomplir le parcours. Il faut terminer les 171km de l’UTMB en 46h30 maximum ! Les mots d’un des favoris de cette année, Mathieu Blanchard (qui a fini 4e, au pied du podium) après son premier 160 km au Vermont 100 Mile Endurance Run, un ultra-trail organisé aux États-Unis, résument l’enjeu : « En creusant comme jamais au fond de moi, j’ai fini par avaler ce monstre de distance ! »
L’ultra-trail connaît une croissance significative au niveau mondial ces dernières décennies. Il n’existe aucune fédération officielle qui puisse donner un nombre précis de pratiquants mais sur un site comme Peyce, qui répertorie les calendriers de courses, on pouvait trouver plus de 6 000 événements (durant lesquels plusieurs courses ont lieu) en France en 2022.
L’engouement pour l’ultra-trail running semble déroutant pour le profane. Pourquoi des individus choisiraient-ils de pousser leur corps à de telles extrémités ? Mon travail de recherche interroge justement les raisons sous-jacentes de cet attrait en s’appuyant sur les réflexions et concepts mis en avant par différents philosophes.
Sur de très longues distances, la durée de la course peut s’étendre sur plusieurs heures, voire plusieurs jours. Dans ce contexte, la montre et les repères temporels habituels perdent de leur pertinence. Le coureur se trouve dans un état où il doit gérer ses efforts sans trop se focaliser sur le temps qui passe. Pour gérer la douleur, la fatigue, et les différents aléas de la course (conditions météo, terrains difficiles, etc.), le coureur doit rester concentré sur l’instant présent pour éviter d’être submergé par l’ampleur de la tâche ou par les kilomètres restants.
Les résultats d’une récente étude menée par des psychologues sur la façon dont les individus ressentent le passage du temps montrent d’ailleurs qu’il existe effectivement une dilatation du temps dans une situation de pratique d’ultra-trail par rapport à une situation quotidienne sans pratique physique. Pour résumer : lorsque les sensations physiques sont bonnes, le temps semble filer alors que la douleur ou les pensées négatives semblent produire des effets de ralentissement.
Les événements sont des « bulles spatio-temporelles » encadrées par une organisation comprenant sécurité, assistances, système de ravitaillement. Pour une durée maximale donnée et un itinéraire précis, les participants sont invités à une immersion totale et radicale.
En se confrontant à la nature, au temps, à la fatigue et à la douleur, l’ultra-trailer cherche à vivre des émotions brutes, non filtrées par le confort moderne. Cette intensité est souvent ce qui attire et retient les coureurs dans cette discipline. Il s’agit-là d’un des paradoxes de la discipline : une quête d’authenticité dans un système ultra-contrôlé.
Dans son analyse de la modernité, le philosophe allemand Hartmut Rosa met en lumière le phénomène d’accélération sociale des sociétés contemporaines. Notre époque est marquée par une course contre la montre permanente, où tout doit aller plus vite : l’information, la communication, le travail, la consommation. Cette dynamique engendre souvent un sentiment d’aliénation, où l’individu se sent déconnecté de sa propre vie – emporté par un tourbillon qu’il ne maîtrise pas.
Pour faire face à cela, nous sommes nombreux à rechercher des moments, des espaces, des expériences où nous pouvons véritablement « résonner ». « La résonance », selon Hartmut Rosa, est cette relation dynamique, réciproque et émotionnelle avec le monde qui nous entoure, où l’on se sent à la fois acteur et récepteur, en harmonie avec ce qui nous entoure. Ce concept peut être pertinent pour comprendre l’engouement actuel pour l’ultra-endurance.
Lors d’un ultra-trail, chaque pas, chaque montée, chaque descente peut être perçu par les coureurs comme une manière de se reconnecter, de se sentir vivant, vibrant – en phase avec le monde. De nombreux d’athlètes de renoms font le récit de ces sentiments et utilisent ce lexique pour décrire ces sensations.
L’ultra-trail peut aussi offrir des expériences « d’habiter sa vie, d’habiter son corps ». Ils ne sont plus de simples spectateurs, mais des acteurs actifs, engagés, et « enracinés dans le monde ». Cette question, la place de chaque individu dans le monde, est centrale pour certains philosophes comme Claire Marin.
L’autrice aborde la question des ruptures, qu’elles soient physiques, émotionnelles ou psychologiques, et la manière dont elles façonnent notre rapport au monde. Les épreuves sont pour elle des occasions d’intense prise de conscience, de renouveau – autant d’opportunités de se réinventer, d’approfondir sa compréhension de soi-même et de renouer avec le sentiment de se sentir vivant.
Elle suggère que dans ces moments de rupture, lorsque l’ancien cadre de référence est chamboulé, nous sommes invités à « habiter » pleinement notre corps. Les coureurs provoquent ces moments par des défis physiques et mentaux extrêmes, en rupture avec leur quotidien, leurs limites habituelles et parfois même avec leurs propres croyances et perceptions d’eux-mêmes.
Dans le but de se préparer à ces défis, les coureurs recréent de nouvelles habitudes en structurant des entraînements réguliers afin « d’être prêt » à affronter de telles distances en se poussant à des extrêmes. Préparer un ultra-trail revient finalement à se (re) définir, se trouver de nouveaux repères.
L’ultra offre aussi l’expérience d’un véritable « cogito corporel », un « je sens donc j’existe » où le corps, face à l’exigence et à la rigueur de l’entraînement, se modifie, s’adapte et se transforme. Cette transformation n’est pas seulement physique : elle est aussi mentale et émotionnelle.
On peut ici parler même de plasticité en suivant la philosophe Catherine Malabou. Pour elle, la plasticité évoque à la fois la capacité à recevoir une forme et à donner une forme. Elle s’intéresse particulièrement à la manière dont nous sommes formés par les expériences tout en étant capables de nous transformer et de surmonter les traumas.
Les coureurs développent résilience et flexibilité psychologique à travers des capacités à surmonter la douleur, la fatigue, les doutes, tout en restant focalisés sur leur objectif.
La plasticité invite à penser l’ultra-trail non seulement comme une épreuve sportive, mais aussi comme une expérience de vie, capable de transformer notre rapport au monde, aux autres, et à nous-mêmes. La longue distance, la solitude, l’interaction avec la nature, tout cela forme le coureur, mais lui donne aussi l’opportunité de se transformer, de donner une nouvelle forme à sa vie, à ses priorités, à sa compréhension de lui-même.
Lors d’un ultra-trail, les émotions peuvent se manifester avec une intensité rarement égalée dans la routine du quotidien. L’ultra-trail peut provoquer une gamme d’émotions qui, souvent, transcende la norme : la terreur face à l’inconnu du parcours, l’émerveillement devant la beauté sauvage de la nature, l’agonie des muscles à bout de forces, et l’euphorie d’une ligne d’arrivée franchie.
Dans le livre « Petit manuel philosophique à l’intention des grands émotifs », la philosophe italienne Ilaria Gaspari décrit le rôle essentiel des émotions dans le façonnement de notre expérience existentielle. Au-delà d’une simple réaction biochimique, elle présente les émotions comme des narrations intimes qui façonnent notre rapport au monde.
L’ultra-trail peut ainsi être une occasion unique de faire face à une intensité émotionnelle qui reflète la complexité de la condition humaine. Chaque montée, chaque obstacle surmonté symbolise la vie et ses défis. En confrontant et en surmontant ces émotions amplifiées par l’effort physique, le coureur peut éprouver une forme de catharsis, un éclairage sur sa propre existence.
À propos de l’autrice : Mathilde Plard. Chercheuse CNRS – UMR ESO, Université d’Angers.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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