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Fuite massive de saumons d’élevage en Islande : un impact écologique inquiétant

Qui dit évasion, ne signifie pas toujours dépaysement touristique. Même en Islande. Parfois, c’est juste un saumon qui fuit son élevage. Ou plusieurs milliers de poissons en l’occurrence. Le 21 août 2023, près de 3 500 saumons se sont échappés d’une ferme piscicole arctique, Arctic Fish, dans les Westfjords (à l’ouest du pays). Un banal fait divers lié à des trous dans un enclos ? Non, l’affaire est bien plus grave que ça. Au point que la police islandaise mène actuellement une enquête pour estimer si la ferme a été négligente en la matière. « Lorsque nous avons vidé l’enclos pour la récolte, nous avons eu un écart de 3462 poissons, soit 2,6 % de la quantité totale », a reconnu Stein Ove Tveiten, CEO d’Arctic Fish.

Quel est le problème de fond dans cette affaire ? Dans cette ferme piscicole située au large du village de Patreksfjörður, le système de contrôle de la lumière, qui permet de retarder voire d’arrêter la maturité sexuelle des saumons, semble être en panne depuis des mois. Résultat : 35 % des saumons échappés de l’enclos marins cet été étaient matures sexuellement. Avec un système fonctionnel, seuls 5 % d’entre eux auraient dû l’être. Ils sont donc susceptibles de se reproduire en liberté. Et c’est bien là tout le problème.

La chasse aux saumons échappés : une nécessité contre la pollution génétique

Si cette « fuite de saumons » ne vient en rien violer la loi sur la pisciculture islandaise, elle s’inscrit cependant en violation du permis d’exploitation d’Arctic Fish. Surtout, le problème est que les saumons d’élevage sexuellement matures pourraient frayer avec des poissons sauvages, génétiquement distincts. Cela donnera naissance à des saumons hybrides qui entreront en compétition avec les spécimens sauvages. De ce qui semblait être une bonne idée il y a trois décennies aux débuts du développement de l’aquaculture moderne, celle-ci fait débat depuis quelques années.

De prime abord, on a pensé que cela éviterait de piocher dans les ressources sauvages. Mais les activistes environnementaux s’inquiètent désormais de la disparition des espèces endémiques au profit de poissons de fermes, parfois génétiquement modifiés ou en tout cas sélectionnés pour leur gabarit imposant. En Norvège, par exemple, plus de la moitié des saumons des rivières ont subi des transformations génétiques, selon une étude de l’Institut norvégien pour la recherche sur la nature (Nina).

Vue aérienne d’une ferme piscicole d’Arctic Fish. Crédit : Arctic Fish.

Après s’être échappés (un trou, une tempête…), ces spécimens se retrouvent en concurrence avec un saumon de plus petit gabarit et viennent perturber les écosystèmes. En outre, les saumons d’élevage ont tendance à pondre plus tardivement. Et donc à déloger les œufs sauvages dans les recoins des rivières pour y placer les leurs. C’est ce qu’on appelle la pollution génétique. Sans parler du fait que ces animaux peuvent être porteurs de poux du poisson (un parasite qui peut être mortel pour les animaux sauvages), sont nourris avec des antibiotiques, etc. Des études ont prouvé que cela modifiait le cycle de vie des saumons sauvages.

Des saumons sauvages en péril

Considérés comme les meilleurs saumons du monde, ceux de la rivière Blanda, qui prend sa source sur le côté sud-ouest du glacier Hofsjökull, croisent de plus en plus souvent des confrères atypiques dans les eaux glaciales et les forts courants. Au lieu d’être puissants et combatifs, ils sont plus gras et présentent des signes extérieurs qui ne trompent pas. Queue arrondie, nageoires abîmées ou déchirées, museaux raccourcis… autant de traces de leur vie antérieure dans un enclos surpeuplé d’une ferme d’aquaculture.

Des saumons sauvages remontant une rivière. Crédit : sekarb / iStock.

Les saumons d’élevage, qui se sont enfuis à l’été 2023, auraient été retrouvés dans quelque 32 rivières du nord-ouest de l’Islande. Si Arctic Fish, filiale du géant norvégien du saumon Mowi, s’est excusé et s’est engagé à dépêcher ses équipes sur place pour tenter de capturer ces poissons avant qu’ils ne se reproduisent. La tâche semble complexe. Voire impossible. Et l’exemple d’Arctic Fish n’en est qu’un parmi d’autres.

Suite à une fuite – non signalée – de 81 000 saumons de ferme en 2021, un autre géant de la filière, Arnarlax, avait été condamné à une amende de près de 810 000 euros. À chaque fois, les éleveurs s’efforcent de montrer leur bon vouloir… a posteriori. Car si le patron d’Arctic Fish est reconnu coupable de négligence, lui et son conseil d’administration risquent jusqu’à 2 ans de prison. De quoi faire (un peu) réfléchir.

Une loi acquacole bientôt révisée

La loi aquacole islandaise actuelle remonte à 2019. Il s’agissait alors d’un « banc d’essai pour les conditions d’habilitation et les règles environnementales » afin de déterminer comment serait géré l’élevage de saumon à l’avenir. Presque cinq années se sont écoulées et la loi devrait être révisée. Le nouveau texte – Icelandic Aquaculture Bill 2024 – sera présenté au Parlement islandais en mai prochain. Actuellement, une consultation publique se tient afin de faire le point sur l’industrie et la façon dont elle est gérée en Islande. Les ONG, elles, espèrent obtenir des garanties socio-environnementales solides avant l’adoption du texte de loi définitif. 

L’industrie de l’élevage de saumons étant très intriquée entre les différents pays nordiques (Norvège, Finlande, Islande…) par le biais de multinationales, l’adoption d’une réglementation forte à Reykjavik en mai prochain permettrait de créer un précédent et pourrait inciter d’autres pays à s’aligner.

En écho à ce problème des saumons d’élevage en Islande, vous pouvez découvrir le documentaire Artifishal sur le sujet :

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