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Colorants, virus, microplastiques… faut-il arrêter de manger du saumon ?

ENQUÊTE. Le saumon d’élevage est truffé de molécules néfastes et le sauvage est en voie de disparition. Notre journaliste remonte les filières et explore les solutions pour mettre fin à ce désastre.

Le 27/04/2021 par Gilles Luneau
saumon
Jusqu’aux années 1950, le saumon symbolisait l’eau pure des torrents et océans, une nourriture saine. Depuis, La pollution de la nature et le cloaque chimico-excrémentiel de la pisciculture ont sapé la santé des saumons, et la nôtre. (Crédit : Shutterstock)
Jusqu’aux années 1950, le saumon symbolisait l’eau pure des torrents et océans, une nourriture saine. Depuis, La pollution de la nature et le cloaque chimico-excrémentiel de la pisciculture ont sapé la santé des saumons, et la nôtre. (Crédit : Shutterstock)

De 12 000 tonnes en 1980 à 2,6  millions en 2019  : en quarante ans, la consommation mondiale de saumon a été multipliée par 217. La pêche n’a pas suffi à en faire le poisson préféré des Français. Qui de la salmoniculture ou des modes alimentaires mondiales est responsable de cette inflation qui a propulsé le saumon au rang de commodité, comme on dit en Bourse ? Une certitude  : de la moitié du saumon qui compose nos brunchs et sushis est élevé en Atlantique, celui du Pacifique (coho, chinook, kéta…) complétant l’offre.

La surpêche, aussi bien en mer qu’en rivière, l’aménagement des cours d’eau, l’empoisonnement des juvéniles par les pesticides, le co-capturage lors des coups de filet visant d’autres espèces, ont eu raison des populations sauvages de saumon de l’Atlantique. La Fondation pour le saumon de l’Atlantique nord (NASF) estime qu’elles ont diminué de 70  % depuis 2000. La situation est plus contrastée pour les espèces du Pacifique, mais elles déclinent aussi. Ailleurs, c’est simple, pas de saumon.

Cet article a initialement été publié dans WE DEMAIN n°33, disponible en kiosque et sur notre boutique en ligne

Pas facile de domestiquer la bête

À l’état sauvage, elle naît dans un cours d’eau froide, y grandit jusqu’à ses deux ans, puis dévale jusqu’à la mer où elle atteint l’âge adulte puis revient trois à quatre ans plus tard, instinctivement, se reproduire sur son lieu de naissance après un voyage de centaines, voire de milliers de kilomètres. Les huit espèces de saumon du Pacifique meurent d’épuisement après la reproduction, à l’aval de la frayère, alors que la seule espèce vivant dans l’atlantique nord, le saumon de l’Atlantique (Salmo salar) peut deux à trois fois venir se reproduire dans son eau douce natale.

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C’est cette espèce que les Norvégiens sont parvenus à domestiquer dans les années 1970 avec les méthodes industrielles appliquées à la même époque à l’agriculture, reposant sur la segmentation et l’optimisation. Dans les écloseries, on sélectionne les reproducteurs, on triploïdise les œufs par traitement hormonal pour avoir des femelles. Dans les écloseries, on accélère la croissance des alevins par contrôle de la lumière et de la nourriture, puis on les transfère en eau salée (par camion, par avion) pour engraissement en cage immergée dans un fjord, où ils sont nourris pendant deux ans avant abattage et transformation, souvent dans des pays à main-d’œuvre bon marché. Le résultat est là : des individus de 18 kilos obtenus en trois ans, par millions.

Teinte artificielle

Le saumon est carnivore. Jeune, il se nourrit de petits invertébrés aquatiques et d’insectes. Adulte, il mange des crustacées et des petits poissons. Concentrés dans d’énormes cages immergées pouvant contenir 200 à 300 animaux par mètre cube, les saumons sont incapables de se nourrir par eux-mêmes. On les alimente en granulés à base de farine et d’huile de poisson, avec adjonction d’antibiotiques quand ils ne sont pas vaccinés. On y ajoute des colorants de synthèse pour que leur chair prenne la teinte rose-orangée ajustée au gout des consommateurs, variable selon les pays du rose à l’orange vif, alors que celle du saumon sauvage est grise-rose.

Pour produire 1 kilo de saumon, il faut 4 à 5 kilos de « poissons-fourrages ». Anchois, capelans, harengs, sardines, sprats… 

La salmoniculture, et avec elle toute l’aquaculture, est le moteur de cette pêche dite minotière, qui représente 25  % des captures mondiales de poissons contre 8  % en 1960. Ces millions de tonnes de poissons vivant de planctons sont soustraites de la chaine alimentaire des écosystèmes marins avec pour conséquences d’une part le déclin des autres espèces qui s’en nourrissent (poissons et oiseaux marins), d’autre part la prolifération de celles faisant leur menu de ces planctons, comme les méduses. Pour répondre aux critiques sur le sujet, et par économie, les salmoniculteurs introduisent de plus en plus de soja dans l’alimentation de leurs élevages, jusqu’à 2 kilos pour 3 kg de farine et huile de poisson, conduisant les saumons sur le chemin de l’herbivorie !

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Un festin pour les parasites et les virus

Marc-Adrien Marcellier, président du NASF-France, souligne une autre conséquence du ratissage des poissons-fourrages  : «  Les captures des bateaux minotiers privent les pêcheurs de la côte ouest-africaine de leurs revenus et les populations côtières de leur autonomie alimentaire. » Pour mémoire, l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) rappelle que le poisson fournit à plus de 3,3  milliards de personnes 20  % de leur apport moyen en protéines animales.

Comme en agriculture, l’industrialisation d’une bonne idée – domestiquer une source d’alimentation – a accouché d’un enfer animal et d’un désastre écologique et sanitaire. La densité de poissons dans les cages offre un festin de premier choix pour les parasites, les microbes et les virus. Dans ce bouillon de culture d’excréments, de vermines et d’excès de nourriture, les saumons vivent dans des conditions déplorables. Leurs corps déformés, mutilés, couverts de poux et de plaies, leurs nageoires endommagées, sont rendus invisibles par la vente en tranches du poisson. Invisibles aussi, les molécules toxiques enkystées dans leur chair et leur graisse.

Démarrée dans les fjords norvégiens, comme complément des revenus agricoles, la production s’est rapidement concentrée entre les mains de quelques acteurs. Cinq entreprises norvégiennes dominent le marché mondial : Mowi, Salmar, Leroy Seafood, Grieg Seafood, Norway Royal Salmon et Bakkafrost. Avec 1,4  million de tonnes produites en 2019, la Norvège assure plus de la moitié de la consommation mondiale. Les licences d’exploitation dans les fjords étant chères et les sites de production vite pollués, les empereurs du saumon ont parallèlement investi ailleurs. Le gout du saumon pour les eaux froides (5 à 17 °C) à fort courant les a guidés vers la Patagonie chilienne, la côte ouest canadienne, l’Écosse, l’Irlande, l’Islande, les iles Féroé.

Pollution génétique

Eau idéale, main-d’œuvre peu chère, règlementation libérale, le Chili est rapidement devenu le second producteur mondial d’or rose (près d’un million de tonnes en 2019). Biologiste, ancien président du Muséum d’histoire naturelle, Gilles Bœuf se souvient d’y avoir été pour l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (Ifremer) travailler sur l’élevage du saumon de l’Atlantique… dans les eaux du Pacifique  : «  Le problème est que l’on ne peut pas élever ces poissons sans qu’ils ne s’échappent, par milliers, ce qui modifie les écosystèmes locaux, les saumons jouant les carnassiers des rivières alentour et s’y reproduisant. » À cela s’ajoute la pollution génétique entre saumon atlantique sauvage et son cousin d’élevage.

Des milliers de cages, des millions de poissons, ça relâche des tonnes d’excréments, ça extermine la vie des fonds marins, ça diffuse dans l’écosystème des cocktails de maladies, de parasites, de médicaments et de pesticides. Jens Olav Flekke, du NASF-Norvège s’emporte contre « un gouvernement assez stupide pour vendre des licences éternelles d’aquaculture » et déplore que « l’étendue des pollutions fasse disparaitre non seulement le saumon sauvage des rivières, mais toute la faune endémique ». Quant au label ASC (Aquaculture Stewardship Council) dont se parent les champions de la salmoniculture, « il n’est pas assez exigeant et revient presque à s’autocertifier ».

Déconseillé pour les femmes enceintes et les enfants

Arsenic, mercure, polluants organiques persistants, microplastiques, antibiotiques… la chair du saumon d’élevage comme du sauvage est un miroir de nos égarements techniques. Prédateur se situant presque en haut de la chaine alimentaire, le saumon sauvage additionne dans ses graisses les pollutions absorbées par ses proies et le saumon d’élevage concentre celles contenues dans son ­alimentation et dans les eaux troubles de ses cages.

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Pour Jean-Paul Curtay, père de la nutrithérapie française et chroniqueur pour We Demain, « une consommation des omégas 3 de poissons serait souhaitable, mais le rapport bénéfices/risques est de plus en plus mauvais, du fait des pollutions. Ceci amène à considérer comme acceptable la consommation de saumon bien choisi environ une fois par mois, sauf pour les femmes enceintes et les enfants, pour lesquels l’apport en mercure et arsenic reste trop délétère. »

Le nutritionniste alerte aussi sur l’éthoxyquine, un antioxydant « pas exempt de risques ». Créé par Monsanto, cet additif est abondamment utilisé dans la nourriture pour saumons, mais interdit par l’UE depuis 2019. « Il traverse la barrière hémato-encéphalique et certains de ces métabolites sont suspectés de génotoxicité, d’autres de risques mutagènes chez les humains. »

Heureusement, le saumon apporte du sélénium qui « facilite l’excrétion des métaux lourds et participe aux défenses antioxydantes, contribuant à une réduction des risques de maladies dégénératives ». Mais l’augmentation de la part de protéines végétales dans l’alimentation des saumons entraine une baisse de leurs apports en sélénium.

Renouer avec la rareté

Pour Elvar Örn Friðriksson, du NASF-Islande « l’avenir est dans les fermes aquacoles à terre, dans des bassins fermés à eau recyclée, sans relation avec la mer. Ou, comme le font les Chinois, à bord de bateaux-bassins. » Techniques nouvelles coupant le lien au milieu naturel pour éviter sa pollution, mais dont les méthodes doivent encore faire leurs preuves sur les plans sanitaires, nutritionnels et du traitement animal. On reste dans le perfectionnement du modèle sans en interroger les bases. 

Quant à l’aquaculture en pleine mer (offshore) nouvelle venue elle aussi, elle déplace simplement au large les risques et dégâts de ce qui se fait déjà dans les estuaires, en les multipliant par la démesure de cages de 110 m de diamètre par 68 m de haut (pour la ferme offshore de Salmar, qui produit 1 million de saumons dans 250 000 m3 depuis 2017), exposées à la violence des tempêtes.

Du côté des chapelets de cages immergées dans les fjords, on résiste à la pression d’aller à terre ou au large, en orientant la recherche-développement vers des aliments à base d’insectes et la possibilité d’utiliser les excréments des poissons comme source de nourriture pour la culture d’algues ou de coquillages. Une façon de verdir le modèle sans en remettre en cause le principe. Ne faudrait-il pas mieux interroger cette exigence de vouloir manger du saumon à sa guise, au mépris de toute notion de territoire, de saison, de disponibilité relative de la ressource ? 

Bref, questionner une globalisation alimentaire qui en prétendant « nourrir le monde » détruit l’autonomie alimentaire de chaque territoire et les équilibres écologiques. Renouer avec le gout du temps et de la rareté. 

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