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« Les IA vont générer 50 à 60 % des contenus dans les années à venir »

Les intelligences artificielles, pour quoi faire ? Et surtout lesquelles ? Pour éviter une uniformisation des pensées, il est nécessaire que la France s’empare sérieusement du sujet. Et s’en donne les moyens.

Le 22/01/2024 par Florence Santrot
IA pensée unique
L'IA va-t-elle nous inciter à tous penser de la même manière ? C'est une crainte des chercheurs. Crédit : gremlin / iStock
L'IA va-t-elle nous inciter à tous penser de la même manière ? C'est une crainte des chercheurs. Crédit : gremlin / iStock

Sujet tendance s’il en est, l’intelligence artificielle (IA) fait les gros titres depuis un peu plus d’un an maintenant. Il y a bien évidemment la prouesse technologique mais aussi le défi de l’innovation, dans un domaine très largement dominé par les États-Unis et la Chine. Face au challenge que représentent les IA pour nos sociétés (travail, vie privée, régulation éthique…), c’est un véritable défi de société auquel nous devons répondre. Que ce soit dans la sphère privée qu’au niveau entrepreneurial ou politique.

Pour évoquer cette question, le sommet des Napoleons a reçu, le 12 janvier dernier, Asma Mhalla, spécialiste des enjeux politiques et géopolitiques en technologie, et Gilles Moyse, docteur en intelligence artificielle, auteur et CEO de reciTAL. L’occasion d’évoquer la place de la France sur le sujet.

L’intelligence artificielle, une nouvelle approche du rapport au monde

S’il ne fait aucun doute que l’IA redéfinit actuellement le paysage technologique moderne, quid d’en faire un défi civilisationnel ? « Je n’ai absolument pas la réponse et j’assume de ne pas l’avoir, réplique sans hésiter Asma Mhalla. Et je vous recommande d’avoir un doute philosophique, citoyen, politique… sur la question. Pourquoi est-ce qu’il faut avoir absolument un doute politique sur la question ? Parce que, contrairement à ce qu’on veut nous faire croire, la principale black box [boîte noire, NLDR], n’est absolument pas algorithmique, c’est le futur.

Et d’ajouter : « Par définition, le futur n’est pas prévisible et tout est absolument possible, à la condition de politiser la question. Il faut comprendre que ces outils-là, qui sont plus que des outils, sont en fait une nouvelle approche de l’altérité, du rapport au monde, du rapport aux autres, de la création ou non, du lien. Une nouvelle approche du rapport au savoir, à la connaissance. Et plus exactement à sa privatisation par quelques acteurs que sont les géants technologiques. Il est nécessaire de s’interroger personnellement et collectivement : l’intelligence artificielle, pour quoi faire ? »

Une nécessaire réglementation des IA

Pour espérer « gagner » ce défi de civilisation, l’Union européenne explique que la régulation sera clé. Un point de vue partagé par Gilles Moyse. « Bien sûr qu’il faut réglementer. L’AI Act, qui doit voir le jour en février, est un début, même s’il n’ira sans doute pas assez loin. Ce texte de loi porte en germes un certain nombre de réglementations sur l’IA générative qui sont absolument indispensables. Il est crucial de connaître la nature des données sur lesquelles les grands modèles de langues sont entraînés et que 1 à 2 milliards de personnes vont utiliser en 2024. Parce que c’est cela qu’il va se passer. C’est la revanche du trombone dans Word. Ce truc qui ne marchait pas, ce robot nul. Et bien il revient en 2024 et maintenant ça marche. »

les napoleons
À gauche, Gilles Moyse. Au centre, Asma Mhalla. À droite, la modératrice, Marjorie Paillon. Crédit : Florence Santrot / WE DEMAIN.

Cette année, quelque 2 milliards de personnes devraient s’appuyer sur des outils comme ChatGPT ou équivalent pour générer leurs mails, leurs documents, leurs tableaux, leurs présentations… « C’est là que ça devient politique, pointe Gilles Moyse. On tend vers une uniformisation de la pensée qui est absolument phénoménale. C’est pour cela que l’on essaie avec la DiNum [Direction interministérielle du numérique, NDLR] de créer d’autres bots entraînés sur des jeux de données différents. Parce que les IA vont générer 50 à 60 % des contenus dans les années à venir. »

« Les intelligences artificielles vont générer 50 à 60 % des contenus dans les années à venir. »

Gilles Moyse, docteur en intelligence artificielle.

Un manque cruel de planification technologique au niveau européen et français

Asma Mhalla partage l’avis de Gilles Moyse sur la nécessaire régulation : « La régulation de ces technologies émergentes dominées par d’autres pays, c’est ce que j’appelle la souveraineté normative défensive. Politiquement, quand on est dans un rapport de force en notre défaveur, c’est une solution. Mais, derrière, la réalité, c’est que nous sommes très en retard au niveau européen sur cette technologie. Ce n’est pas irrémédiable mais il nous manque toujours une vision, une vraie stratégie industrielle. Et les moyens qui vont avec. »

Pour le docteur en IA, il y a aussi d’autres combats à mener en parallèle : « Il ne faut pas se dire que sous prétexte qu’on a perdu la bataille du cloud et la bataille du moteur de recherche, cela ne sert à rien de mener celle de l’intelligence artificielle. Au contraire, il faut mener ce combat, mais aussi les autres. Car sans cloud souverain, il n’y aura pas d’IA. »

IA et politique : les liaisons dangereuses

Autre domaine dans lequel l’intelligence artificielle présente un véritable défi et un risque, c’est la politique. Or, en 2024, la moitié de l’humanité est en processus électoral cette année. Cela représente 3,7 milliards de personnes. 70 pays sont concernés. Après Taiwan, ce sera la Russie, les États-Unis, l’Inde, l’Indonésie, le Mexique, l’Union européenne, une grande partie de l’Afrique, etc. On peut se demander si l’IA va s’inviter parmi les sujets débattus tant l’enjeu est important pour les années à venir.

« Je vais vous étonner mais ceux qui sont très très bons sur ce sujet en France, c’est le Rassemblement National, explique Asma Mhalla. Ils sont excellents, ils maîtrisent la question. Et pour plusieurs raisons : un, ils se sont emparés du sujet. Deux, ils ont travaillé le sujet. Trois, ils ont demandé conseil et ont énormément consulté. Enfin, toute la situation de retard technologique, ou de manque de vision technologique, ou de faille technologique… sont en fait autant d’arguments programmatiques, servis sur un plateau. Il y est question de souverainisme technologique et cela peut nous emmener jusqu’au Frexit. »

« Le RN est excellent sur les questions d’intelligence artificielle. Ils se sont emparés du sujet, l’ont travaillé et ont demandé conseil. C’est d’autant plus dans leur intérêt que cela va dans le sens du souverainisme technologique. »

Asma Mhalla.

Quid des risques pour l’humanité face à l’IA ?

Une récente étude évoque 5 % de risque d’une extinction de l’humanité à cause de l’intelligence artificielle. Un chiffre qui laisse Gilles Moyse pour le moins pantois : « L’IA Terminator, ça c’est, on en est à des années-lumière. Ce serait intéressant de se pencher sur le pourquoi de ces fantasmes autour d’une IA destructrice. Il faut comprendre qu’on est à des années-lumière d’avoir un logiciel informatique qui est plus malin que nous. Plus on réfléchit sur l’intelligence artificielle, plus on pense à l’intelligence humaine, et plus on se rend compte du gouffre qu’il y a entre les deux. L’IA, ce n’est qu’un modèle statistique qui est capable de prédire le mot suivant le plus probable. »

Si ChatGPT peut générer un texte, il ne sait pas faire cuire un œuf, il ne sait pas aimer quelqu’un, il ne sait pas créer une coiffure, il ne sait pas voter… Ses capacités sont en fait ultra limitées pour l’heure. On est très loin du concept d’IA forte, capable de surpasser le cerveau humain. Certes, on peut très bien imaginer une intelligence artificielle dangereuse sans qu’elle égale le cerveau humain. Néanmoins, l’IA n’a pas cette volonté. Elle ne peut avoir cette volonté par elle-même.

L’immense défi de l’Europe : faire mieux avec moins

« À l’heure actuelle, alors que se pose la question du retard de l’Europe, dont la France, en matière d’IA, c’est peut-être une opportunité. Nous n’avons pas les mêmes moyens que les géants de la Silicon Valley. Nous ne pouvons pas proposer les mêmes salaires – 1 million par an – mais c’est peut-être une chance d’aborder la question différemment. Ne pas être dans le gigantisme, que ce soit en termes de moyens que d’impact sur la planète – car les IA sont très gourmandes en énergie. Bref, c’est de ne plus uniquement avoir la posture défensive parlementaire, mais d’adopter aussi une posture créative, qui fait mieux avec moins », conclut Gilles Moyse.

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