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Bâle, la ville qui écoute les enfants

Comment voit-on la rue à 1,20  m de hauteur ? Depuis douze ans, les enfants de Bâle sont invités à exprimer leurs idées et propositions pour améliorer leurs quartiers, des passages piétons aux trottoirs en passant par les espaces verts. Et ils sont écoutés.

Le 14/09/2021 par Paola De Rohan-Csermak
Bâle ville enfants
Aux côtés d’urbanistes, d’architectes ou de policiers, les enfants bâlois travaillent à améliorer le cadre de leur ville et la cohabitation de ses usagers. (Crédit : Agencja Fotograficzna Caro/Alamy)
Aux côtés d’urbanistes, d’architectes ou de policiers, les enfants bâlois travaillent à améliorer le cadre de leur ville et la cohabitation de ses usagers. (Crédit : Agencja Fotograficzna Caro/Alamy)

Winkelriedplatz, l’une des plus grandes places de Bâle, en Suisse. Architecte paysagiste, Franz Reschke parcourt le programme de la rénovation prochaine des lieux. « Nous sommes touchés d’avoir remporté le concours. Cette commande a quelque chose de spécial : le cahier des charges nous vient, en partie, des enfants du quartier. Mais il leur faudra attendre 2022 pour son inauguration. »

Depuis douze ans, la ville helvétique associe ses enfants au renouvellement de leurs quartiers. Une démarche de conception créative menée avec le Bureau des enfants de Bâle (Kinderbüro Basel). Une association créée en 2000 et financée par la fondation Christoph-Merian, un riche banquier et philanthrope suisse qui légua sa fortune à la ville en 1857 via une fondation dotée de 333  millions d’euros.

La démarche consiste aussi à changer le regard sur la ville de ses différents professionnels : architectes, urbanistes, constructeurs, fonctionnaires, enseignants, travailleurs sociaux… Pour cela, le service du développement cantonal et urbain est allé jusqu’à concevoir un outil original : une toise de la taille d’un enfant de 9 ans, percée de deux trous pour les yeux et imprimée de diverses recommandations.

Cet article a initialement été publié dans WE DEMAIN n° 34, paru en mai 2021. Un numéro toujours disponible sur notre boutique en ligne

Commune amie des enfants

De quoi redécouvrir la ville à hauteur d’enfant. Un projet qui a valu à Bâle le prix Rue de l’Avenir 2019. Et en 2020, pour la seconde fois, la certification « Commune amie des enfants », créée en Suisse en 2006 par l’Unicef. Elle distingue les communes les plus à l’écoute des besoins des enfants, adolescents, ménageant un environnement qui facilite leur épanouissement.

C’est en 2008 que la ville sur le Rhin implique pour la première fois ses jeunes citoyens dans un projet de réaménagement. Nous sommes à Saint-Jean, ancien quartier ouvrier situé à un kilomètre de la frontière française. « Cinq cents bambins de 7 à 12 ans répartis en petits groupes l’ont examiné sous la conduite du Bureau des enfants et des chefs de projet du développement urbain de Bâle », raconte Nicole Fretz, docteur en philosophie, assistante de recherche et chef de projet au développement cantonal et urbain de Bâle-Ville.

« Ils ont révélé leurs endroits préférés, leurs cachettes, les endroits qu’ils évitent… » Les autorités recensent alors les mesures à prendre : améliorer l’éclairage sous la porte Saint-Jean, revoir la disposition des passages piétons, empêcher le stationnement sauvage limitant le champ de vision et les ébats des enfants.

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Repenser la sécurité pour les enfants

L’expérience est reconduite les années suivantes pour repenser la sécurité de la Gundeldingerstrasse, l’un des grands axes est-ouest de la ville, ou encore les quartiers de Grossbasel, la vieille ville, de Kleinhüningen, au nord, et d’Iselin, à l’ouest, en février dernier. « Nous avons marché dans les rues et indiqué les trucs qui pourraient blesser ou être dangereux pour les enfants. C’était super bien », témoigne Léanne, 10 ans, habitante d’Iselin, qui a participé aux trois dernières expéditions.

À l’aide de drapeaux ou de ballons rouges, par groupes de cinq, les enfants signalent les endroits à modifier. Il revient ensuite aux services de la ville (ponts et chaussées, urbanisme et architecture, mobilité) d’opérer les changements dans les deux ans : création de passages piétons, de pistes cyclables, élargissement des trottoirs, déplacement ou remplacement de mobilier urbain.

Une vingtaine de squares, de places, de parcs, et même des cours d’immeubles, ont ainsi été rénovés depuis 2008 avec l’aide de leurs jeunes usagers. En 2020, malgré la pandémie de Covid-19, sept lieux publics ont pu être repensés, comme le Horburgpark, ancien cimetière transformé en parc en 1950, ou le square Steinbühlmätteli, point de rencontre des familles du sud de la ville.

Activités dont ils ont besoin

« On ne leur demande pas une liste des jeux qu’ils souhaiteraient y voir. Ils réclameraient un distributeur de bonbons !, s’amuse Mirjam Rotzler, la directrice du Bureau des enfants. On leur demande ce qu’ils veulent faire, les activités dont ils ont besoin pour se sentir bien : grimper, arroser, se cacher… Un enfant m’a dit récemment : “Je ne veux pas de cet arbre dans le square.” “Ah bon, et pourquoi ?” “Parce qu’il est trop sombre, il m’empêche de voir.” L’enfant ne voulait pas que l’on coupe l’arbre. Il voulait dire que cet arbre-là ne se prêtait pas à son activité favorite, observer sans être observé. C’est cette aspiration-là que nous avons notée dans le cahier des charges. »

L’architecte la traduira peut-être par un château ou une tour. Chaque réalisation fait l’objet d’un retour du Bureau des enfants et des services de la ville aux enfants, afin d’expliquer pourquoi telle ou telle idée n’a pu être retenue, et l’inauguration du lieu rénové est prétexte à une fête de quartier.

« Des pelouses pour jouer »

Il reste encore fort à faire, selon Natalia, 11 ans : « Je souhaite changer la cour de récréation de mon école [de Gundeldingen, au sud, ndrl]. Pour le moment, le sol est en asphalte, et la boîte de jeux est souvent fermée. Quand la boîte est ouverte, la plupart des choses sont cassées ou même perdues. Ce serait mieux si nous avions des pelouses pour jouer. Si ce n’est pas possible, alors un sol un peu moins dur… »

Anya, 10 ans, s’étonne : « Non mais pourquoi font-ils des sols pas agréables dans les écoles, alors qu’on laisse les sols pousser devant les immeubles ? »

À Bâle, en effet, nombreuses sont les cours d’immeubles, larges et arborées qui invitent à s’y reposer… ou à s’y défouler. Aucun règlement n’interdit aux enfants de les investir. « Football, gendarmes et voleurs, bataille de nerf », résume Félix, 9 ans. « Ou le quinze-quatorze, un jeu comme le cache-cache où vous comptez à rebours », ajoute Natalia.

Mais qui dit jeux d’enfants dit jeux bruyants. Comment garantir une coexistence pacifique avec les voisins ? En 2013, le Bureau des enfants, avec les jeunes des quartiers Saint-Jean, d’Hirzbrunnen et le service immobilier de la ville, conçoit un règlement intérieur.

Responsabilité et autonomie

Distribué aux concierges et affiché dans les halls, il dispense des conseils : « Pas toujours le football ! Pour changer, que diriez-vous de la corde à sauter ? Les temps de repos officiels à Bâle sont de 12 heures à 13 h 30 et de 23 heures à 7 heures Ils s’appliquent dans le bâtiment et dans les espaces extérieurs associés. Pendant ces périodes, par égard pour les voisins, tout le monde essaie de se taire. Vous pouvez faire vos devoirs pendant la pause-déjeuner. De toute façon, vous ne pouvez pas bien jouer avec un estomac plein. Accordez-vous une pause ! »

La responsabilisation des plus jeunes ne s’arrête pas là. À Bâle, dès l’école primaire, on apprend à lire une carte pour se repérer, se déplacer en ville et échapper à la vigilance permanente des adultes. Des cartes sont affichées en ville à hauteur d’enfant. « Il s’agit de les rendre les plus autonomes possible, souligne Alain Rouillet, vice-président de l’association Rue de l’Avenir, et leur permettre de s’amuser en sécurité, sitôt passé le pas de la porte. Tout parent devrait pouvoir dire à son enfant “Va donc jouer dehors !”, même dans une grande ville. La municipalité encourage cette pratique ; elle a fait publier un recueil de 100 jeux de rues (oubliés) : billes, toupie, marelle, élastique, corde à sauter, etc. »

Droits de l’enfant

Pas question pour autant d’interdire les rues à la circulation des voitures. « L’espace public doit pouvoir être partagé par tous », estime Mirjam Rotzler. Deux fois par an, une journée d’action réunit enfants et agents de la circulation afin de sensibiliser les conducteurs à leur présence et à leur besoin de protection. Les imprudents, face à leurs victimes potentielles, lèvent le pied, quand les prudents se confortent dans leur bonne pratique. Ils y sont parfois obligés. « Cinq nouvelles zones affichent désormais 20 km/h maximum à Bâle, et cette mesure est appelée à s’étendre », explique Nicole Fretz. « Les enfants ne respectent pas toujours le code piéton, constate Gaël, le patron de La Manufacture, un restaurant français du centre-ville, alors qu’ils vont seuls à l’école dès 5 ans. Je ne conduis plus à Bâle, c’est beaucoup trop stressant. »

Enfants et ados représentent 20 % de la population suisse, selon l’Office fédéral de la statistique. Et trois quarts d’entre eux sont des citadins. « Construire la ville pour et avec les enfants ne fait que respecter l’article 3 de la Convention relative aux droits de l’enfant de 1989 ratifiée par l’ONU », analyse Mirjam Rotzler. Il stipule que « l’intérêt de l’enfant doit être une considération primordiale ». Et l’article 12 lui reconnaît « le droit d’exprimer librement son opinion sur toute question l’intéressant ». « Nous veillons, conclut Mirjam Rotzler, à ce qu’enfants et adultes soient au courant de ces droits et les expriment dans un processus démocratique. »

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