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J’ai testé les pouvoirs fous de l’urine

Le 19/11/2018 par Sofia Colla

Les yeux exorbités, Gerry Roslie hurle que l’amour fait voyager (Have love will travel). Âgé de plus de 70 ans, il incendie de son clavier Vox une audience étonnamment jeune. Les Sonics, un formidable groupe de rock’n’roll apparu en 1964, font chauffer l’Espace Michel-Berger de Sannois, dans le Val-d’Oise, en ce printemps 2017.
 
Le concert est épatant, le barouf assourdissant et l’énergie intacte. Freddie Dennis, le bassiste enragé, crie avec une voix d’écorché vif, dans la langue de Shakespeare : «  Il y a des mecs qui aiment l’eau / Il y a des mecs qui aiment le vin / Moi j’aime la strychnine ».
 
Personnellement, je préfère la bière et il est temps de m’en débarrasser, après un séjour de près d’une heure dans mon corps. Je rejoins une salle d’eau réservée aux hommes. Et là, une révélation m’apparaît. Je suis en train de dilapider une fortune considérable. Je produis un liquide si précieux qu’il fut l’objet d’une taxe spéciale dès le premier siècle de notre ère, en l’an 70.
 
L’empereur Vespasien cherchait alors de nouvelles sources de recettes pour le gouvernement de Rome. Il avait remarqué le commerce important et les petits métiers liés à la récolte de l’or liquide, d’origine humaine. Avec sa forte teneur en ammoniac, l’urine était alors le seul fixateur connu pour les couleurs textiles.
 
Les teinturiers en faisaient grand usage. Ils s’en servaient aussi pour dégraisser la laine de mouton. Le contenu des latrines représentait donc un fort potentiel fiscal. À son fils, incommodé par cet acte administratif nauséabond, Vespasien répondit en faisant trébucher quelques pièces d’or issues de cet impôt : « Tu vois bien que c’est liquide ! » Et il lança cette maxime éternelle : pecunia non olet. L’argent n’a pas d’odeur.

L’or jaune

Renaud de Looze, dans un petit manuel(1) qui encourage la fabrication d’engrais bio, distingue trois sortes de flux : l’or bleu, notre eau quotidienne, l’or noir, les matières solides, et l’or jaune. Composé à 95  % d’eau, son extrait sec comporte une quantité intéressante d’azote (noté N), de phosphore (P) et de potassium (K). Lorsque le corps est saturé de ces minéraux N, P, K, il rejette l’excédent dans un fluide qui à son tour pourrait fertiliser les plantes. Car ces trois composants sont les éléments essentiels au développement des végétaux.
    

« L’urine humaine est rapidement assimilable par les plantes. En l’espace de quelques jours, elle est “décomposée” par l’eau en ammoniac qui est ensuite oxydé par l’action de micro-organismes présents dans la terre. Au bout de deux semaines, l’urine s’est transformée en engrais minéral, directement consommable par les plantes, explique de Looze. Son apport en azote, en phosphore, en phosphate et en soufre la place dans le haut de gamme des engrais biologiques comme les fientes de volaille ou d’oiseaux. »

 
Il faut se rendre à l’évidence, les fertilisants bio d’origine animale proviennent soit des abattoirs (sang séché, poudre d’os ou de corne), soit de l’appareil digestif. Recourir aux produits humains permettrait donc de former le cercle vertueux de l’alimentation, en éliminant tout gaspillage. Adieu chasses d’eau, cabinets d’aisance et pissotières !
 
Ce serait la fin d’une industrie de l’assainissement, vieille de plus d’un siècle, qui considère les fluides humains comme des déchets ultimes. Dès 2005, Joseph Jenkins, un écolo américain spécialiste du compost, avait alerté sur cette gabegie dans un livre(2) qui vient de paraître en français :
   

« Nous avons adopté une politique qui consiste à faire nos besoins dans de l’eau potable avant de l’acheminer par de la tuyauterie quelque part dans la nature. Nous voyons donc maintenant nos sources d’eau potable se tarir et devenir de plus en plus contaminées… En jetant nos eaux usées dans la mer, nous vidons essentiellement des céréales dans les océans. En enfouissant les boues des latrines, nous enterrons une source de nourriture. »

Une mine de richesses

Jenkins a même inventé un mot pour décrire ce gisement prodigieux  : humanure (de human et manure), soit fumain (de fumier et humain) en bon français. Chaque individu produit, par an, dans son urine, 6 kg de minéraux « récupérables ».
 
Soit 4 kg d’azote, principalement issus des protéines, 1,4 kg de potassium, 0,4 kg de calcium, 0,3 kg de phosphore et 0,15 kg de magnésium. Ces chiffres sont à multiplier par les 7 milliards d’habitants de notre planète. Pour Jenkins, il est clair que le corps humain est une mine de richesse laissée à l’abandon par nos préjugés sur la répugnance des excréments. 
    

« Tous les animaux défèquent et urinent y compris l’être humain. De nombreux Occidentaux ne l’admettent pas… Le plus gros obstacle est de comprendre et surtout d’accepter que le fumain est une ressource plutôt qu’un déchet… Les toilettes devraient être réaménagées en instrument de collecte plutôt qu’en appareil d’évacuation. »

 
En fait, Jenkins propose de revenir à une méthode aussi ancienne que l’humanité.
 
Paris, la plus grande métropole d’Europe du XIXe siècle, avait mis au point une méthode de culture intensive de proximité qui était bien évidemment biologique. Sur 1 800 ha à Montreuil, près de 2 000 cultivateurs fournissaient au ventre de la capitale sa ration de légumes en toute saison. En 1845, messieurs Moreau et Daverne font paraître un Manuel pratique de culture maraîchère de Paris qui fait date.
   

« Les jardiniers-maraîchers d’aujourd’hui ne connaissent pour engrais et stimulant que le fumier, l’eau et la chaleur, rien de plus. »

   
À l’époque, les légumes poussent sur un lit de fumier dont la décomposition produit un échauffement qui permet de s’affranchir des froidures de l’hiver. La production est, ainsi, au plus près des consommateurs. Puis ce fumier est enfoui pour amender le sol. Au bout d’une dizaine d’années, la terre a été tellement enrichie et reconstituée par les apports qu’elle obtient une fertilité extraordinaire. Mais d’où provient tout le fumier nécessaire pour l’abondance des récoltes ?

Le tabou du fumain

On les appelait les Gandousiers, et ils fournissaient la poudrette aux cultivateurs. C’était l’un de ces mille petits métiers de Paris dont on a oublié l’existence, et qui, cependant, rendait les rues praticables et l’atmosphère respirable. Le nom vient du patois lyonnais et signifie vidangeur (gandou s’écrit aussi gadoue).
 
Les gandousiers récoltaient la matière contenue dans les latrines et les fosses d’aisance de la capitale. Ils la faisaient sécher et la revendaient aux cultivateurs de Montreuil. La poudrette n’est rien d’autre que du fumain. Paris s’est alimenté grâce aux excréments humains jusqu’à l’apparition des engrais chimiques au début du XXe siècle !
 
Aujourd’hui, la plupart des métropoles développées dans le monde se sont lancé dans le compostage des matières organiques avec un tri sélectif. Mais le fumain reste un tabou. Pourtant, rien n’est plus simple que de recycler l’or liquide. Contrairement aux matières fécales, l’urine ne nécessite pas les longs temps de maturation des premières (jusqu’à deux ans) pour que les germes pathogènes des selles soient éliminés par la décomposition bactérienne.
 
En France, le Réseau d’assainissement écologique, le RAE-intestinale, s’est créé dès 2009 pour fédérer les associations sur toute la France. En février 2017, deux installations étonnantes sont apparues sur le parvis de la gare de Lyon à Paris. L’uritrottoir, un bac à fleurs conçu par Laurent Lebot et Victor Massip, de l’agence de design Faltazi à Nantes, permet d’uriner dans de la paille. Séoul, en Corée du Sud, teste également un exemplaire. 
   

« Il n’y a pas besoin d’eau ni de connexion électrique. C’est une unité totalement autonome. Il suffit, une fois par semaine, de recueillir et de changer la paille, explique Laurent Belot. Le but est de promouvoir un nouveau mobilier de ville, facilement adaptable et déplaçable qui ne nécessite aucun raccordement. Nous avons aussi conçu l’uritonnoir. Ce sont des feuilles pliées qui s’enfoncent dans une botte de foin pour guider le flux. C’est très pratique pour les festivals et les concerts en plein champs. Au bout du compte, on obtient une matière carbonée (la paille) et azotée (l’urine) qui se transforment très rapidement en compost puis en engrais. »

Toilettes sèches en ville

Qu’elle soit destinée aux milieux urbains ou ruraux, l’invention souffre néanmoins d’un léger inconvénient. Elle ne s’adresse qu’à une moitié de l’humanité  : la communauté de « ceux qui sont équipés d’un tuyau directionnel » !
   

« 80 % des incivilités dues aux épanchements urinaires en ville sont le fait des hommes », se justifie Laurent Lebot.

   
Cela pourrait changer. La solution pour une meilleure égalité des sexes est venue de Via Innova, la pépinière d’entreprises de l’intercommunalité de Lunel dans l’Hérault. Magali Chailloleau, la fondatrice de la start-up Grabuge, a mis au point un Pisse-debout 100 % made in France et réutilisable, en forme de conque prolongée par une trompe.
 
Plus besoin de s’asseoir, de s’accroupir, de se déshabiller au vu de tous. Les dames ont enfin une solution pratique pour uriner partout, dans toutes les directions et en toutes circonstances. C’est une révolution anthropologique !
 
L’offensive des toilettes sèches et autonomes en ville ne s’arrête pas là et change de dimension avec la cabine Bostia. La coopérative Ecosec, fondée à Montpellier par Bernard Caille, un écologue, et Benjamin Clouet, un ancien ingénieur en génie civil de Veolia, propose une rupture technologique dans le traitement excrémentiel, sans eau mais avec une valorisation des déchets humains.
 
La cabine Bostia permet de traiter 400 passages féminins par heure et 1 600 passages masculins avec quinze urinoirs et cinq toilettes pour une capacité de 50 000 utilisations avant vidange. Un tapis roulant emporte la matière solide par gravitation tandis que l’or liquide est entraîné dans un bac séparé. Il est traité immédiatement par un réacteur intégré.
    

« Nous y ajoutons du magnésium. Elle précipite et nous obtenons un extrait sec, la struvite, une matière minérale très fortement chargée en phosphate, qui contient le potassium K », explique Benjamin Clouet.

Une source de phosphate

Tous ceux qui ont eu à souffrir de calculs rénaux connaissent la struvite. Elle se forme dans le corps humain lorsqu’il y a un excès de magnésium en contact avec l’ammoniac naturellement présent dans le corps. L’ingéniosité du procédé consiste à cristalliser le minéral dans un bac à urine enrichi avec du magnésium. Avec cet apport, l’engrais pourrait être épandu directement. Mais l’épandage dans les champs se heurte à une bureaucratie impitoyable.
   

« La réglementation n’a pas pris en compte cette nouvelle réalité. Elle ne distingue pas le fumier animal de celui d’origine humaine. On peut juste dire que ce n’est pas illégal d’utiliser du fumain, en suivant les normes de concentration du lisier animal, pour ne pas porter atteinte aux nappes phréatiques », souligne Benjamin Clouet.

    
Les réticences de l’administration peuvent se comprendre. Très peu d’études se sont portées sur la persistance des molécules chimiques présentes dans l’urine comme les médicaments ou les contraceptifs.
   

« Aujourd’hui, ces molécules sont balancées dans l’eau, même après un passage dans une station d’épuration. Avec notre procédé, nous considérons que le sol agit comme un filtre actif. Il y a tellement de micro-organismes dans la terre, qu’il est très peu probable que ces produits chimiques migrent dans les légumes. Mais il faut mener des études bien sûr », reconnaît Benjamin Clouet.

   
De toute façon, le recours aux urines humaines semble inéluctable à l’innovateur. « À partir de 2030, nous aurons une crise majeure pour l’approvisionnement de l’agriculture en phosphate. Les principales mines de Chine, des États-Unis, et surtout du Maroc, seront épuisées. La ressource en phosphate contenue dans l’urine humaine ne pourra plus être négligée », conclut l’ingénieur.

Amande amère

Comme nous sommes condamnés à manger des aliments enrichis en urine, j’ai décidé de sauter directement le pas. C’est une pratique de la médecine ayurvédique vieille de plus de 5 000 ans en Inde pour garantir tonus et santé.
 
Pline le jeune conseillait aux femmes d’en boire pour fortifier leur fécondité, et au XVIe siècle, Ambroise Paré, le premier chirurgien moderne, faisait uriner sur les plaies pour les cicatriser. Une fois le verre plein, un bouquet très minéral affleure avec des touches de varech. Un nez puissant d’ammoniac se mêle à des touches d’amande amère. La coulée glisse sur la langue avec des arômes toniques très astringents de vinaigre, de miel et de goudron.
 
L’attaque des saveurs iodées, marquée par l’huître et la palourde se repose sur une nuance minérale de sable. L’amertume des fruits verts d’Andalousie oscille avec l’acidité de citrons siciliens. Une note salée prédomine. La longueur en bouche est étonnamment persistante. 
 
(1) L’Urine, l’or liquide au jardin, par Renaud de Looze, éd. Terran, 2016.
(2) Le Petit Livre du fumain, par Joseph Jenkins, éd. Écosociété, mars 2017.
 

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