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Les « Netflix littéraires », ces applis qui signent le grand retour du roman-feuilleton

Le 01/04/2020 par Pauline Vallée
(Crédit : We Demain)
(Crédit : We Demain)

Cet article a initialement été publié en décembre 2019

Vous voilà bien installé dans le métro, avec dix minutes à tuer avant d’arriver à votre destination. Dix minutes, soit exactement le temps dont vous avez besoin pour reprendre votre série préférée et enfin découvrir ce qui est arrivé au personnage principal. Vous dégainez votre smartphone, lancez votre épisode et commencez enfin… à lire.

Se plonger dans un bouquin, le choix n’est plus si commun. Il faut dire que depuis l’avènement des plateformes VOD, les séries vidéos connaissent un succès grandissant. Mais elles n’ont plus le monopole du suspense et de l’émerveillement.

En proposant de lire en ligne des histoires écrites sous forme de saisons et d’épisodes, des « Netflix littéraires” remettent au goût du jour un genre phare du XIXe siècle : le roman-feuilleton.

Le géant canadien Wattpad, lancé en 2006, rassemble 500 millions d’histoires écrites dans plus de cinquante langues. Tout un chacun peut écrire, lire et partager librement ses séries littéraires sur l’application. Avec une diversité de contenus impressionnante : roman mais aussi poésie, théâtre, fanfiction…

Un système qui commence à arriver en France, grâce au site Pitchseries, lancé en avril 2019, et l’application Rocambole, lauréate 2018 du prix Entreprendre dans la culture, disponible depuis septembre sur Apple Store (bientôt sur Android).

Comme leur grand frère Wattpad, ces plateformes proposent aux internautes de découvrir des histoires sous forme de séries de 10 à 15 épisodes, certaines originales, d’autres adaptées d’oeuvres existantes. L’accessibilité sur smartphone rend la lecture possible quel que soit le lieu ou le moment, pratique pour combler un instant de désoeuvrement, notamment dans les transports. La fondatrice de Rocambole, Camille Pichon, explique d’ailleurs avoir eu l’idée de son application en observant les gens dans le métro. 

Les premiers épisodes, au temps de lecture moyen variant entre 5 et 10 minutes, sont accessibles gratuitement. L’abonnement ou le paiement sont, bien sûr, indispensables pour accéder à la suite des histoires…

Une nouvelle manière de lire

Faut-il se réjouir de l’expansion de ces séries littéraires ? Conçues pour susciter de l’engagement, elles ont l’avantage d’encourager la lecture. Le lecteur peut en outre se faire rapidement une idée du style et de l’intrigue du livre choisi, et en choisir un autre s’il ne lui convient pas.

« Beaucoup de lecteurs lisent sur leur téléphone dans les transports, avant d’aller se coucher, ou entre midi et deux sur l’ordinateur du bureau« , confirme Sam Bekare, fondateur de Pitchseries.
 

« Quel format court est plus attirant que la série, qui permet de s’évader quelques minutes dans un autre monde, puis de passer à autre chose et d’y revenir le lendemain ? »

Mais ce type de lecture discontinue favoriserait le zapping, au détriment, pointait l’auteur américain Nicolas Carr en 2011, de notre capacité de concentration et de compréhension de textes complexes. Des critiques déjà adressées au roman-feuilleton du XIXe siècle, considéré comme de la littérature « industrielle ».

Dans sa synthèse sur la lecture numérique, Rémi Thibert de l’Institut Français de l’éducation rappelle pourtant que la lecture linéaire, aujourd’hui considérée comme la norme, n’est en réalité apparue qu’au XVIIIe siècle : « Auparavant prédominait la lecture fragmentée, certains auteurs expliquant qu’ils ‘picoraient’ dans les textes qu’ils lisaient. »

Et cette pratique n’est pas incompatible avec une lecture plus continue. Sur Pitchseries, les histoires sont d’ailleurs depuis peu disponibles en version intégrale, pour répondre à la demande de lecteurs qui souhaitent… les binge-watcher. “On revient à une culture Netflix où les gens veulent tout lire tout de suite, conclut, non sans amusement, son fondateur. « Aujourd’hui environ 60 % de nos lecteurs lisent un épisode par jour et 40 % dévorent leur histoire en une seule fois.

Un défi à relever pour les écrivains

Outre les lecteurs, les auteurs aussi doivent s’adapter à ce nouveau type d’écriture. « Le rythme d’une série est différent de celui d’un roman« , confirme Aude Réco. La trentenaire, déjà auteure de plusieurs romans, a adapté une de ses oeuvres, Les Sempiternels, sous forme de série sur Rocambole. Elle travaille actuellement sur une saison 2 qui sera peut-être diffusée prochainement sur la plateforme.
 

« Un épisode représente à peu près 1500 mots, donc il faut entrer dans le vif du sujet et poser rapidement les personnages principaux« , précise l’écrivaine. 

Les séries sont donc conçues, ou réécrites pour celles adaptées d’oeuvres originales, afin de donner envie au lecteur d’acheter l’épisode suivant ou de s’abonner à l’application. « On va par exemple résumer des pages entières de description, synthétiser les dialogues… Il nous est arrivé de rajouter un ou deux personnages« , précise Sam Bekare.

Pour autant, Aude ne se sent pas frustrée : « Rien n’empêche de partir sur une saison supplémentaire si l’histoire nous plaît, ce qui est impossible pour une nouvelle de 6 000 mots qui va avoir un début et une fin.« 

Modèles d’édition hybrides, les plateformes comme Pitchseries ou Rocambole permettent donc aux auteurs de se faire connaître, de vendre et d’élargir leur cercle de lecteurs, sans pour autant sacrifier leurs ambitions littéraires. Dickens, Dumas père, Zola ou Balzac ne furent-ils pas aussi feuilletonistes à leurs heures ?

Un générateur à blockbusters ?

Si le nombre d’abonnés de la toute jeune Pitchseries reste encore modeste (800 abonnés), le format est capable de séduire en masse. Wattpad revendique ainsi une communauté de plus de 80 millions de personnes à travers le monde.

Un succès qui suscite la convoitise de Netflix et Hollywood. La plateforme canadienne aurait d’ailleurs développé un algorithme capable de repérer les histoires les plus vendeuses, à l’image de la fanfiction érotique After imaginée par la jeune Américaine Anna Todd. L’histoire, publiée à raison d’un chapitre par jour, a cumulé plus de 1,5 milliard de lectures et a été adaptée en 2019 sur grand écran, engrangeant plus de 67 millions de dollars de recettes.

Le monde de l’édition aussi s’intéresse au phénomène. Pitchseries, qui va bientôt lancer son appli, est actuellement en discussion avec un éditeur qui pourrait mettre en contact la plateforme avec des auteurs. Wattpad, qui a déjà conclu quelques contrats avec des maisons d’édition, vient pour sa part de créer un filiale pour éditer… sur papier les textes les plus lus et appréciés.

Les romans-feuilletons 2.0 peuvent donc être une première étape vers la création de franchises déclinables sur plusieurs supports. Avec, nouveauté par rapport à leurs ancêtres du XIXe siècle, des interactions directes avec les lecteurs : ces derniers peuvent aujourd’hui voter pour adapter leur histoire favorite en série télévisée ou composer un casting de rêves pour incarner les personnages… « Avec le numérique, on assiste au retour en force du commentaire, qui dépasse le cercle des initiés et des personnes autorisées, souligne Rémi Thibert. « La lecture et l’écriture deviennent encore plus étroitement imbriquées, favorisant […] une ‘pollinisation culturelle ».

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