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Comment je suis devenue « e-résidente » estonienne

Le 26/11/2018 par WeDemain

Retrouvez également notre article « Emmanuel Pesenti, l’Estonie par coeur » dans le dernier numéro de We Demain. Disponible en kiosques et sur notre boutique en ligne.
Un samedi pluvieux, depuis mon salon à Londres, je vais obtenir une nouvelle identité. Mon prochain pays d’attache : l’Estonie. Depuis 2014, ce petit État balte permet à quiconque d’acquérir la « résidence numérique ». Quand j’ai entendu parler de ce principe, qui déconstruit de facto la sacro-sainte unité entre territoire, État et nationalité, j’ai tout de suite été intriguée. Je veux vivre l’expérience, en devenant e-résidente estonienne.
 
Je me connecte au portail e-Estonia, où les pages en anglais s’enchaînent avec une fluidité étonnante lorsqu’on est habituée aux administrations hexagonales. Vingt minutes suffisent pour m’enregistrer : nom, prénom, lieu de résidence, nationalité… On me demande de préciser mes motivations, d’expliquer ma candidature par l’une de ces options : devenir « fan » de l’e-résidence et épater mes amis en exhibant ma nouvelle carte d’identité numérique, expérimenter une technologie d’authentification sécurisée en ligne ou créer une entreprise en Estonie. J’opte pour la dernière.

Il me reste à scanner mon passeport et ma photo d’identité. Trois clics plus tard, comme pour un produit acheté en ligne, je passe à la caisse. Le prix de ma nouvelle identité numérique : 100 euros.

Fin de la procédure, je reçois un mail : d’ici trois semaines, si ma demande est acceptée après vérification de mes antécédents, je serai conviée par la police aux frontières à me présenter à la représentation diplomatique estonienne la plus proche parmi celles (une trentaine) habilitées à délivrer des cartes de résident numérique.

Trois semaines plus tard, jour pour jour, un mail rédigé en anglais, en estonien et en russe – expéditeur : Police and Border Guard Board – m’invite à me rendre à l’ambassade à Londres. Dans ce sous-sol du quartier de Kensington, l’ambiance n’est pas très protocolaire. Des enfants ont jeté leurs chaussures dans un coin de la salle au design minimaliste et s’amusent à se poursuivre. La suite est d’une simplicité étonnante. Je donne mes empreintes digitales et signe un reçu en échange d’une élégante boîte bleue. À l’intérieur, une carte et un mot de passe.

Je suis la 400e Française à obtenir l’e-résidence estonienne. Je rejoins une tribu internationale de geeks, de journalistes (dont Edward Lucas, du magazine britannique « The Economist », qui s’est vu remettre la première carte de résident numérique), mais aussi le premier ministre japonais Shinzo Abe, la chancelière allemande Angela Merkel… Ainsi que des milliers de Finlandais, qui constituent le bataillon majoritaire, ou encore des Britanniques désireux d’avoir un pied dans la zone euro dans la perspective du Brexit.

À l’heure du bouclage de ce numéro de We Demain, la France est en dixième position avec 589 e-résidents, m’apprend la page qui informe en temps réel du nombre d’adhésions et du profil des demandeurs. Dans cette e-nation, la parité est loin d’être atteinte : 88 % d’hommes… 12 % de femmes.

Je peux maintenant bénéficier des mêmes services en ligne que les Estoniens : signature de contrats numériques, inscription d’une entreprise au registre national, paiement des impôts… Seules limites – qui ne me concernent pas car je suis ressortissante d’un pays de l’espace Schengen –, cette carte ne permet ni de vivre en Estonie, ni d’y obtenir un visa, ni d’y bénéficier d’allocations sociales.

Je constate que sur les 17 955 e-résidents, 1 487 ont ouvert une entreprise dans leur pays d’adoption et un peu plus de 5 500 collaborent avec des entreprises déjà existantes. Les autres ? Des sceptiques craignant des lendemains européens qui déchantent, des geeks, des curieux voulant expérimenter le futur avant les autres. C’est ce que m’apprendra la suite de cette enquête.

Car, pour mieux comprendre la stratégie de ce petit État de 1,3 million d’habitants, j’ai décidé d’aller y faire un tour. À flâner dans les rues de Tallinn envahies par les brumes de l’hiver, le temps semble s’être arrêté. La ville médiévale du XIIIe siècle a peu changé et, sans les touristes chinois, on se croirait à une époque lointaine.

Rien de plus trompeur. Ce pays, coincé entre le golfe de Finlande et la Russie, est le premier État numérique au monde. Avec 99 % de ses services gouvernementaux disponibles sur Internet, l’Estonie a dit adieu au papier. Ici, tout, jusqu’aux actes du Parlement, s’effectue en ligne avec une signature cryptée. Le réseau mobile couvre 86,7 % du territoire et 87,9 % des habitants ont un ordinateur. En y connectant leur carte d’identité à puce via un lecteur ad hoc, ils peuvent, sur le portail gouvernemental, gérer leur santé, leurs études, voter, créer une entreprise et remplir leur déclaration de revenus.

Page vierge

Dans le bâtiment aseptisé de l’agence gouvernementale RIA, qui gère l’infrastructure du système, j’ai rendez-vous avec l’un des concepteurs de celui-ci, Anto Veldre. Né sous l’ère soviétique, cet analyste informatique raconte l’histoire du programme, en anglais, avec un accent savoureux : « En 1991 [lorsque l’Estonie a recouvré son indépendance], tout était à créer. Et nous avions peu d’argent. » Cette page vierge, conjuguée à la petite taille du pays, devient une force. Dès 1991, l’Estonie décide de devenir un État numérique. Elle bénéficie de l’appui de l’Institut de cybernétique, fondé en 1960, qui fournit un vivier d’ingénieurs.

Débute alors un fastidieux travail de recensement de la population, afin d’attribuer à chacun une carte d’identité numérique. Dans le même temps, les informaticiens mettent en chantier la charpente du système. L’Estonie opte pour une solution décentralisée : les différents services, bien qu’accessibles via un seul portail web, sont hébergés sur des serveurs indépendants. Un moyen de mieux résister aux cyberattaques.

Mais l’État veut aussi garantir la transparence des données. Pour cela, il décide les placer en open source, tout en les protégeant par un système de cryptage. « Sans argent, précise Anto Veldre, nous avons utilisé des logiciels d’emprunt. Nous n’avions pas de système de cryptologie, nous avons pris ce qui existait, en l’utilisant à notre manière ! » Dès 2000, les services fiscaux et le conseil des ministres s’agrègent au réseau. En 2002 vient l’éducation, en 2003 le cadastre et le paiement mobile. En 2005 arrive le vote par Internet, en 2010 la santé.
 

« Nous n’aimons pas trop l’interaction directe. Chez nous, la distance idéale entre individus est de 1,20 m.« 
En 2017, en Estonie, il est ainsi possible de consulter en ligne son dossier médical et de renouveler une ordonnance pour récupérer les médicaments à la pharmacie. Plus révolutionnaire, tout e-citoyen a la possibilité de vérifier qui consulte son profil, les abus pouvant être sanctionnés par la justice.

« À partir de 2007, les délégations étrangères se sont intéressées à notre système« , poursuit Anto Veldre. La Finlande voisine a ainsi adopté la majorité des services du réseau – réciprocité oblige, un excès de vitesse au cercle polaire est suivi d’une amende payable à Tallinn. L’analyste reconnaît cependant la difficulté de transposer le système sous d’autres latitudes : « En Grande-Bretagne, [par exemple,] il n’est pas obligatoire d’avoir des papiers d’identité. » Des facteurs juridiques, donc, mais aussi culturels, qui rendent les interactions numériques plus « naturelles » en Estonie, patrie du logiciel Skype, que dans les pays latins. « Nous n’aimons pas trop l’interaction directe. Chez nous, la distance idéale entre individus est de 1,20 m.« 

Se protéger de la Russie

L’Estonie fait désormais partie (aux côtés de la Corée du Sud, d’Israël, du Royaume-Uni et de la Nouvelle-Zélande) du « D5 », le groupe des cinq pays les plus avancés en matière numérique. En 2015, elle s’est hissée à la première place mondiale pour la compétitivité des services fiscaux, à la seconde pour la liberté d’Internet. Et dans l’Union européenne, elle était en tête du palmarès des économies numériques.

Si cette stratégie s’est accélérée ces dernières années, c’est notamment pour se protéger du voisin russe, dont sont issus environ 30 % de la population estonienne. Avec la guerre larvée en Ukraine et l’annexion de la Crimée, l’hypothèse d’une invasion de l’Estonie est revenue au premier plan. Et Tallinn a quelques raisons de s’interroger sur le soutien de ses alliés en pareil cas.

« Pourquoi risquer d’entrer en conflit avec la Russie ? L’Estonie est dans la banlieue de Saint-Pétersbourg« , déclarait en juillet l’homme politique américain Newt Gingrich – l’un des premiers cadres du Parti républicain à s’être ralliés à Donald Trump durant sa campagne – à propos de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN), censée agir en cas d’annexion.
 

Aussi, depuis 2007 et une importante cyberattaque imputée à des hackers russes sur fond de tensions bilatérales liées au déplacement d’une statue de l’ère soviétique d’un parc de la capitale, l’intégralité des services gouvernementaux estoniens peut être déplacée vers six centres de données répartis dans le monde. De Vienne à San Francisco, la « continuité numérique » du gouvernement en exil serait ainsi maintenue.

Industrie de la connaissance

Il est temps pour moi de créer mon entreprise dans mon pays d’adoption. Cette société me servira à diffuser mes projets audiovisuels : photos, films… Seules contraintes, l’ouverture d’un compte bancaire et l’obtention d’une adresse postale. Je pourrais faire ces démarches moi-même mais il est plus simple de passer par l’une des nombreuses entreprises partenaires recensées sur e-Estonia.

Je choisis LeapIN, installée à Ulemiste, le quartier des start-up à Tallinn. Son directeur général, Erik Mell, m’accueille dans une pièce ornée de fanions – « des décorations d’anniversaire », pointe-t-il, rieur. La société, créée en 2015, a déjà des clients dans une trentaine de pays. Qui sont-ils ? « Des autoentrepreneurs épris de liberté. Beaucoup ont quitté de grandes entreprises pour monter leur projet. Notre client type est un homme jeune, originaire d’Europe de l’Ouest, qui travaille dans l’industrie de la connaissance. »

LeapIN, qui fonctionne comme un filtre, est chargé par l’État d’estimer la solidité du projet de ces entrepreneurs avant de leur attribuer un compte en banque, une adresse et, finalement, un statut d’entreprise. Un moyen de repérer les démarches frauduleuses et, surtout, d’enrichir les bases de données du gouvernement.

Coup de téléphone à Samuel Reizzo, l’un des premiers e-résidents français d’Estonie. La connivence est immédiate lorsque je lui apprends qu’en plus d’être journaliste, je suis moi-même e-résidente. Comme si cela créait un lien d’appartenance, le sentiment de partager la toute récente histoire de cette nation déterritorialisée. Lui gère « une entreprise d’événementiel qui vend en ligne des séjours clé en main, billets et hôtels, pour assister aux grandes rencontres sportives à l’étranger« .

Pourquoi a-t-il choisi d’ouvrir son entreprise en Estonie ? Pour « l’efficacité de la comptabilité et la compétitivité des impôts, bien moins élevés qu’en France« . Avec un taux unique d’imposition sur les bénéfices de 20 %, l’Estonie n’est certes pas un paradis fiscal, mais elle taxe moins les entreprises que la majorité des pays européens. Surtout, le fait de pouvoir boucler sa déclaration d’impôts en trois minutes (moyenne nationale) et l’extrême simplicité des démarches administratives ont vite fait de convaincre n’importe quel autoentrepreneur du web issu d’un pays où la paperasse est reine.
 

« e-police, e-cadastre, e-impôts, e-bourses, e-école… S’il y a un “e”, nous l’avons ! »
La preuve chez LHV, la banque dont je pousse la porte pour ouvrir un compte. Vastes, ses locaux ressemblent à une salle d’embarquement : personnel féminin et ambiance ouatée. Les clients patientent devant un café. On me demande ma carte d’e-résidence, mon passeport et rien d’autre !

Tout va tellement vite en Estonie qu’au moment de la publication de cet article, on pourra même y ouvrir un compte en banque par Skype. Seuls le mariage, le divorce et l’achat d’une propriété nécessiteront alors encore un contact humain. Pour le reste, une signature électronique suffit.

Langage de l’entreprise

Certains rêvent même d’aller plus loin. « On devrait pouvoir se marier comme on utilise Tinder« , lance Indrek Õnnik, fringant chef de projet du showroom e-Estonia. C’est dans ce lieu bourré de high-tech que les délégations étrangères viennent écouter la success story nationale, ou « l’e-épique » comme on l’appelle ici.

Je me mêle à un groupe de Japonais, à qui Õnnik énumère : « e-police, e-cadastre, e-impôts, e-bourses, e-école… S’il y a un “e”, nous l’avons ! Les gouvernements sont des services et les citoyens des clients. Dans un monde où l’on peut circuler librement, on doit pouvoir choisir les services les plus compétitifs. »

Ici, le langage de l’entreprise est la norme et Uber ou Airbnb, des idoles. « Le monde change, poursuit Õnnik, les mentalités aussi. Comme Uber, premier service de taxis au monde qui ne possède pas une seule voiture, nous avons la première population numérique au monde. »

Un moyen, selon lui, de continuer à peser – en particulier face à la Russie – pour un État à la population vieillissante et qui peine à retenir ses immigrés. De plus, le passage au numérique a permis d’économiser 2 % du PIB. Et dans un pays où les forêts, qui couvrent près de 60 % du territoire, sont quasi sacrées, « on économise chaque mois l’équivalent de la hauteur de la tour Eiffel en papier« , se félicite Indrek Õnnik.

Face à mon air circonspect, il ajoute : « Nous sommes dans l’Europe, nos lois ne sont pas différentes mais notre gouvernance est dynamique. Les Estoniens ont été convaincus par la transparence, grâce à une solide confiance en l’État et une législation qui protège les données. » Conséquence de cette politique, il n’est, selon Õnnik, pas possible de blanchir de l’argent ou de pratiquer l’évasion fiscale en Estonie sans être repéré. « C’est beaucoup trop simple et transparent aux yeux de l’État« , s’esclaffe-t-il.

« Ici, on apprend des erreurs [constatées] et on rectifie« , m’explique Ott Vatter, chef du développement global d’e-Estonia. En français, il relate une escroquerie survenue récemment en Inde. Des individus se sont présentés à l’aéroport, billet d’avion en poche, persuadés que leur carte d’e-résident, achetée à un intermédiaire, leur assurait un visa pour la zone Schengen.

L’Estonie n’a-t-elle pas peur, à l’image de ce qui s’est passé avec Airbnb et Uber, de réaliser un beau jour que la libéralisation à outrance peut avoir son lot de conséquences sociales indésirables ? « Nous prenons ce risque, rétorque Vatter. À l’opposé des lourdeurs étatiques, qui sont conservatrices, et des fonctionnaires inamovibles, nous adoptons l’état d’esprit du privé. Jusqu’ici, le bénéfice l’emporte aux niveaux médiatique et financier, avec l’argent des entreprises basées ici.« 

L’authentification, ultime chantier

Me voilà devant une bière artisanale, dans un bar branché de Telliskivi, où d’anciennes manufactures ont été converties en galeries et en bars. Face à moi, Siret Schutting, directrice marketing de Cybernetica, une entreprise estonienne de sécurité et de surveillance des systèmes d’information. « Je n’ai pas eu le temps de me changer, s’excuse-t-elle, je reviens d’un séminaire d’entreprise dans un chalet en forêt.« 


Passée par Bordeaux, où elle a étudié le management, elle est l’une des conceptrices de X-Road, la structure de communication qui met en relation les différents services en ligne gouvernementaux. Cybernetica exporte des dizaines de systèmes : radio-communication marine, logiciels de surveillance des frontières européennes. À Tallinn, où est hébergé le centre de cyberdéfense de l’OTAN, la question de la sécurité des systèmes prend une résonance particulière.
 
« La langue estonienne n’a pas de conjugaison pour le futur. Nous sommes dans un présent perpétuel. »

Siret Schutting emploie des images plus traditionnelles que mes précédents interlocuteurs (allégories de la nature, références aux sagas nordiques) mais adopte une vision résolument futuriste. « En ces temps qui changent, [avoir ou non une] identité numérique n’est plus un choix. La question est de savoir si le système sera bon ou mauvais. » Et de préciser qu’elle travaille à la première option. « Plutôt que de parler de carte d’identité ou d’identité tout court, nous travaillons sur le concept d’authentification : comment prouver que vous êtes celui que vous dites être.« 

La cryptographie des signatures électroniques constitue l’ultime défi des architectes de l’État numérique estonien, qui travaillent à créer une authentification susceptible d’être utilisée de manière universelle. « Quand on pense, explique Siret Schutting, au nombre de fois par jour où l’on doit s’identifier sur Internet… » Madame e-sécurité doit filer. Avant de s’engouffrer dans le brouillard, elle me glisse : « La langue estonienne n’a pas de conjugaison pour le futur. Nous sommes dans un présent perpétuel. » En traversant les entrepôts industriels mangés par la nuit, j’ai l’impression d’avoir fait un bond dans l’avenir. 

Reportage réalisé en partenariat avec Télématin, de William Leymergie, sur France 2. 

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