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Illectronisme : voyage dans une France mise sur la touche

C’est le nouvel illettrisme et il touche un quart des habitants de notre « start-up nation”. Un problème alors que l’Etat entend dématérialiser un maximum de démarches administratives d’ici à 2022, et notamment en cette période de confinement.

Le 30/03/2020 par Armelle Oger
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Cet article a été publié en intégralité dans WE DEMAIN n°26. Un numéro disponible sur notre boutique en ligne

« La mairie ne donne plus d’informations par affichage. Il faut aller sur le site. Le souci, c’est qu’un grand nombre d’habitants ne se sert pas d’internet. Du coup, ils ne sont par exemple pas informés du passage des poubelles : ça devient un problème. » Michèle habite à Audrieu, une bourgade de 1016 habitants située à 18 kilomètres de Caen.

Si cette retraitée de l’Éducation nationale parvient, en multipliant les formations, à se « débrouiller » avec la chose informatique, ses voisins, un chauffeur routier, une mère de quatre enfants dont le mari est handicapé, un couple de retraités, n’ont pas intégré le numérique à leur vie quotidienne. Pas plus d’ailleurs que son époux, médecin à la retraite, totalement réfractaire aux nouvelles technologies : « Comme il n’a aucune confiance dans ce qui est dématérialisé, on est obligé d’aller à la perception pour vérifier que la déclaration de revenus que j’ai faite en ligne ne comporte pas d’erreurs ! » 

Pour Pierre non plus, surfer sur le Net n’équivaut pas à naviguer sur un long fleuve tranquille. Mais comme Michèle, cet artiste peintre vivant à Lioux-les- Monges, dans la Creuse, tente de s’y retrouver entre identifiants, mots de passe, mises à jour, cookies et autres pièges de la planète digitale. Hormis le médecin, les 56 habitants de son village, pourtant raccordé depuis peu à la  fibre, ne connaissent pas ses angoisses : ils n’utilisent pas internet.

Michèle, Pierre, leurs voisins, font, selon une étude CSA Research, partie des 25 % de Français souffrant d’illectronisme, à savoir la difficulté ou impossibilité d’accès aux outils numériques. L’illectronisme ou nouvel illettrisme des start-up nations dans lesquelles savoir se connecter est un prérequis indispensable pour accéder à ses droits sociaux, renouveler des papiers d’identité, déclarer ses impôts, postuler pour un emploi mais aussi consommer au meilleur prix, réserver un billet de train (depuis peu la SNCF propose de le faire via Messenger). Et tout simplement se sentir relié à l’ensemble de la communauté.

Objectif 2022

Et la France dite périphérique n’est pas la seule à être déconnectée : 30 % des illectronistes vivent dans une grande ville. Daniel, retraité des PTT du 11e arrondissement de Paris, redoute ce moment annoncé comme une avancée majeure : en 2022, les impôts, la CAF, la Sécu et autres services administratifs seront 100% dématérialisés.

Depuis qu’à la mairie on lui a assuré qu’il existerait toujours un service pour « s’occuper des gens comme lui », Daniel qui possède un smartphone mais pas d’ordinateur, est un peu rassuré. Pas Nadia, la quarantaine fatiguée, qui en ce mois de février fait la queue devant l’espace de solidarité digitale Emmaüs Connect du 19e arrondissement : pour n’avoir pas actualisé dans les temps sa situation à Pôle Emploi – sa fille n’était pas là – elle a été radiée des listes de demandeurs d’emploi : « Ma fille me dit que maintenant il faut prendre rendez-vous chez le médecin par internet : si tu es pas connecté, t’es mort. »

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Selon l’enquête CSA Research réalisée en 2018 à la demande du Syndicat de la presse sociale (SPS), bien qu’équipés (88 % de nos concitoyens possèdent un ordinateur, tablette, smartphone…), nombreux sont les Français à ne pas être à l’aise avec la technologie digitale. 16 % ne surfent jamais sur le web et 32 %, tous pro ls et catégories sociales confondus, font partie des « abandonnistes », ces internautes renonçant régulièrement à une démarche en ligne.

« L’État a, de façon un peu brutale, décidé de dématérialiser le quotidien, avec l’idée que tout le monde est à l’aise avec le numérique. Ce qui est faux. On se doutait que les seniors n’étaient pas les plus habiles en la matière, mais les résultats de l’étude montrent que toutes les strates de la société sont concernées, jeunes compris. » 

Philippe Marchal, président du SPS

Qui dit « digital native » ne dit pas forcément geek. « Lorsque j’emmène mes élèves en salle d’enseignement général et professionnel adapté [destiné aux élèves en difficulté scolaire, ndlr], je vois la plupart d’entre eux déconcertés par des consignes aussi simples qu’ouvrir un navigateur, explique dans une tribune au quotidien Libération, du 21 novembre 2018, Rachid Zerrouki, professeur en Section d’enseignement général et professionnel adapté (SEGPA) à Marseille.

J’ai de sérieux doutes sur le fait que le maniement des outils numériques soit chez eux une consigne innée. Mes élèves jouent à Fortnite et publient des statuts sur Facebook ou des stories sur Snapchat, mais quand il s’agit de faire un usage éducatif de l’outil numérique [type recherches en ligne, ndlr], ils redeviennent ces êtres chétifs et impuissants qu’ils sont devant un livre ou un cahier. » Michèle fait le même constat.

« Mes petits-enfants ne répondent pas à mes e-mails. Pas plus qu’ils ne consultent un dictionnaire, ils ne savent pas se servir d’internet comme un outil. » Selon l’enquête CSA, plus de la moitié de ceux qui sont en délicatesse avec clavier et souris voient « leurs activités limitées » et se sentent « en décalage avec leur environnement ». Un sentiment de solitude, de honte parfois, proche de celui que peuvent éprouver ceux qui ne savent ni lire ni écrire.

« Particulièrement chez les plus jeunes censés être des surfeurs nés, commente Jean-Marie Besse, professeur de psychologie, spécialiste de l’illettrisme et très impliqué par la lutte contre l’illectonisme. Nous assistons à une fragilisation des personnes vis-à-vis du numérique : face à la technologie en général ou à certaines de ses applications. Chacun peut, à un moment, être concerné. » Les appels au secours sur les forums l’attestent.

Car comment se débrouille-t-on quand on se sent comme une mouche prise dans la toile ? On appelle à la rescousse : enfants, amis, voisins. Daniel a trouvé dans son immeuble une dame qui réserve et imprime ses e-billets pour Roland- Garros. Pour le reste il se déplace. On s’adresse à un expert : Dominique, à la tête d’une troupe de théâtre clermontoise et qui ne « sait même pas copier-coller » rétribue une fois par semaine une secrétaire professionnelle.

Un petit cookie ?

Il y a ceux qui pratiquent le troc : le mail à la Sécu contre des petits travaux de bricolage. « On se rend service », commente le mari de Nadia. Il y a aussi ceux qui se font aider par les travailleurs sociaux, débordés par la demande, les bénévoles d’associations caritatives. Ou qui font appel aux écrivains publics reconvertis en scribes digitaux. Espace numérique à créer, formulaires à télécharger, CV à mettre en ligne, consultation des remboursements : les demandes de personnes qui ne sont pas équipées, qui n’ont pas été formées, qui ne comprennent pas la demande, se multiplient.

À tel point que l’Académie des écrivains publics de France a publié en avril 2018 une lettre ouverte aux pouvoirs publics pour les alerter sur les situations d’exclusion créée par la déconnexion. En mars 2017, un rapport du défenseur des droits Jacques Toubon avait déjà fait état de cette inégalité, pointant « le danger de renvoyer systématiquement vers internet chaque service public sans s’assurer que les usagers puissent y avoir accès ».

« C’est trop compliqué », expliquent les parias de la toile. « Je fais un blocage sur des choses simples, reconnaît Pierre. En fait, je ne sais pas lire un écran, le visionner dans sa totalité : trop d’infos en même temps. J’ai peur de la mauvaise manip’, que les fichiers s’effacent. Et puis la machine me pose des questions que je ne comprends pas. » Acceptez-vous les cookies ?

Crédit : Simon Caruso

Pour Marguerite non plus, l’ordinateur n’est pas un outil comme les autres. « Il transforme notre rapport au temps et à l’espace, renvoie à une sorte d’in ni angoissant, confie cette infirmière qui vit dans le 17e arrondissement de Paris. Je me sens en échec. J’en ai même parlé au psychologue ! » Marguerite, 52 ans, a sa façon bien à elle de compagnonner avec la machine.

Elle écrit ses rapports à la main avant de les taper, et lorsqu’elle veut partager un article lu en ligne, elle l’imprime via son ordi, puis le scanne, le renvoie sur le même ordinateur… pour enfin le transmettre par e-mail : ce qui lui prend une bonne demi-heure ! « Il peut aussi y avoir une défiance vis-à-vis de ce que l’on nous a vendu comme une machine qui nous respecte, qui va nous aider et qui, en fait, n’est pas neutre et peut même nous manipuler », ajoute Jean-Marie Besse.

Pour ceux, jeunes, chômeurs, indépendants, retraités ne bénéficiant pas d’une formation par leur entreprise, rejoindre la tribu des internautes n’est pas toujours simple. « Il faut prendre sa voiture et aller à Felletin à 25 kilomètres, voire à Aubusson, explique Pierre, le Creusois. En cas de problème, pas de dépannage à domicile. Il faudrait créer des assistants numériques, à la façon des assistants sociaux. » « Lorsqu’on habite la campagne, ce n’est pas simple de se former, acquiesce Michelle, la Normande,qui a testé diverses structures dispensant le précieux savoir digital. Le problème c’est que chaque formateur a sa méthode. La dernière fois, il m’a changé mon navigateur et il m’a fallu tout réapprendre. »

« La particularité du digital c’est qu’on a affaire à un outil en changement permanent. Une nouvelle mise à jour et on a l’impression qu’on ne sait plus rien. Du coup, cela oblige à se former en continu. Et cela exige des pédagogues confirmés. » 

Jean-Marie Besse

Donner une autonomie digitale à tous, c’est l’objectif d’Emmaüs Connect qui, en mars, a inauguré à Strasbourg son 12e espace de solidarité numérique. « Il y a six ans, Emmaüs Connect a été créé pour les plus précaires, vivant dans la rue, en foyer, et pour lesquels le téléphone portable représentait la dernière adresse, explique Jean Deydier, son président.

Puis le numérique est devenu une obligation. Et avec elle, la lutte contre l’exclusion des ‘pas capables’. Il faut garder d’autres chemins possibles en dehors du tout numérique. Conscients du problèmes certaines administrations, Pôle Emploi, la CAF, réfléchissent à réinvestir le terrain. On ne laisse pas des gens sur le bord du chemin. C’est un problème de justice et d’équité. »

Crédit : Jean-Michel Ucciani

Et si c’était aux sites de s’adapter ? « Il faut accompagner mais aussi s’attaquer à la racine du problème : la qualité des sites, prône Philippe Marchal. Ces derniers sont rarement confrontés aux besoins des usagers. Il faut simplifier le langage numérique et imposer des règles d’accessibilité pour tous. » D’où la publication en juin, avec la collaboration de l’Agence contre l’illettrisme, de chercheurs, consommateurs mais aussi de web designers, d’un Livre blanc de bonnes pratiques.

« Il y a urgence »

« La formation de tous au numérique est une nécessité absolue pour permettre à chacun de vivre dans la société aujourd’hui », déclarait Mounir Majhoubi, alors secrétaire d’État chargé du numérique, lors de l’inauguration de l’espace Emmaüs de Strasbourg.« Il y a urgence, dit Philippe Marchal. Une urgence sociale pour que les découragés ne deviennent pas des hostiles réfractaires et la toile un lieu qui aggrave les inégalités. »

« Cette fracture numérique est en forte résonance avec les revendications des Gilets jaunes : sentiment de déclassement, crainte vis-à-vis d’un monde incompris, incapacité d’accéder aux services publics par manque de compétences numériques… »
, note Gilles Babinet, conseiller sur questions numériques à l’Institut Montaigne(1). « Un jour, en France, des scrutins électoraux passeront par le net, prédit Philippe Marchal. Qu’en sera-t-il de la démocratie si certains de nos concitoyens en sont exclus ? »

Retrouvez la suite dans le n°26 de la revue WE DEMAIN

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