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À Rennes, le « bureau des temps » rythme la vie des habitants

Des facs aux piscines municipales, le « bureau des temps » de la capitale bretonne
multiplie les petits changements de tempo aux grands effets sur la vie de ses habitants.
Bilan d’une initiative importée d’Italie il y a bientôt vingt ans.

Le 23/03/2021 par Florence Quille
Crédit : Emmanuel Pierrot/Vu
Crédit : Emmanuel Pierrot/Vu

Cet article a été publié en intégralité dans WE DEMAIN n°32. Un numéro toujours disponible sur notre boutique en ligne

Deux ordinateurs, quelques cartes de la ville punaisées au mur, le tout dans 10 mètres carrés logés au premier étage du bâtiment de Rennes Métropole. Le « bureau des temps » est minuscule, mais sa tâche immense. C’est ici que s’invente un nouveau tempo plus en phase avec les rythmes des habitants. « L’équipe est réduite, mais l’impact important, confirme Catherine Dameron, responsable du service. Aujourd’hui, la question du temps infuse dans tous les services. »

Le « bureau des temps » rennais est né en 2002, sur le modèle des « uffici dei tempi » italiens, apparus eux dès la fin des années 1980. De l’autre côté des Alpes, l’arrivée massive des femmes sur le marché du travail pousse alors syndicats et mouvements féministes à revendiquer une meilleure prise en compte de leurs contraintes horaires. Soutenus par plusieurs femmes députées, ils obtiennent le vote, en mars 2000, d’une loi pour la « coordination des temps des villes ». 

Le temps, la première source d’inégalité

En France, le mouvement essaime d’abord timidement, lors des élections municipales de 2001. Saint-Denis, Poitiers, Belfort et Paris se dotent d’un bureau des temps. Rennes va plus loin et crée une délégation au « temps de la ville », confiée à l’adjointe à l’égalité homme/femme. Pour Edmond Hervé, alors député-maire (socialiste) de la ville, la bataille est avant tout sociale, le temps étant à ses yeux la première source d’inégalité entre riches et pauvres. Quand les premiers peuvent choisir leur temps, voire en acheter (recours aux gardes d’enfants, femmes de ménage et autres services) les seconds le subissent de plein fouet. 

Sa première mesure concernera les horaires de travail des agents d’entretien de la ville – des femmes, majoritairement. Chargées du nettoyage des bureaux lorsqu’ils sont vacants, de 6 heures à 9 heures du matin, et de 16 heures à 20 heures, elles pâtissent de journées déstructurées et d’un accès difficile aux crèches. En 2005, tous les agents d’entretien passent au travail de jour, avec deux possibilités : soit de 7 heures à 15 heures, soit de 10 heures à 18 heures.

« Cette mesure a complètement changé leur qualité de vie, remarque Catherine Dameron. Ils ont pu nouer des relations avec leurs collègues de bureaux et mieux concilier travail et famille. »

« L’impact sur l’absentéisme et le turn-over a été immédiat. À tel point que les entreprises de nettoyage du secteur privé ont suivi le mouvement »

Dans la foulée, Rennes s’attaque aux horaires des services publics. Après consultation des habitants, l’accès aux piscines est étendu lors de la pause de midi et en fin de journée, le Musée des beaux-arts ouvre ses portes en continu le week-end… Mais dans les bibliothèques, la mesure passe mal, en 2012. Les agents rejettent en bloc les nocturnes et le travail du dimanche et observent une grève de plusieurs mois. 

Une année de discussion sur le temps

« Le changement n’a pas été suffisamment accompagné par nos équipes, analyse avec le recul la responsable du bureau des temps. Les bibliothécaires n’ont pas bien compris la finalité de cette décision et se sont braqués. L’emploi du temps touche à l’intime, à l’organisation personnelle de la vie. Et les salariés n’apprécient guère que leur employeur s’immisce dans cette partie. La question du temps pose aussi celle du lien entre intérêt général et intérêt personnel. Pourquoi bouleverser notre équilibre de vie pour le bien de la collectivité ? Lever ces réticences exige un long travail de concertation en amont et d’acculturation. »

À la faculté de Rennes-2, il a fallu une année de discussions parfois âpres avec le recteur, les enseignants, le CROUS et les représentants des étudiants pour décaler les horaires de cours… d’un quart d’heure ! Objectif : décongestionner le métro aux heures de pointe. Place du Recteur Henri-Le Moal, au cœur du campus, des milliers d’étudiants débouchent chaque matin de la station Villejean. Rames bondées, escaliers de sortie bloqués. La situation s’avère critique entre 7 h 40 et 8 heures. L’université réclame une augmentation des cadences, chiffrée par Keolis, opérateur des transports en commun rennais, à 30 millions d’euros. Véto du bureau des temps, qui suggère plutôt un étalement des horaires de cours afin de lisser l’affluence dans le métro. Enseignants et personnel administratif se rebiffent. Finalement, en 2012, ils acceptent de tenter l’expérience : 8 000 étudiants de licence entrent en cours à 8 h 30, tandis que les 6 000 étudiants de master, eux, gardent l’horaire habituel de 8 h 15.

Effet immédiat : la charge des rames baisse de 17 % et les escaliers de sortie retrouvent leur fluidité. Le nouvel emploi du temps est entériné… Et Rennes-1 s’en inspire pour prévenir l’engorgement de la future ligne B du métro, qui entrera en service au printemps 2021.

L’heure est à la mutualisation

« Il faut changer de paradigme, résume Guy Baudelle, géographe et professeur d’urbanisme à l’université de Rennes-2. Jusqu’ici, les élus ont joué sur l’espace pour régler les problèmes de flux, en agrandissant les voies ou la capacité des transports en commun. Ce modèle est dépassé. Créer un excédent de capacité induit automatiquement un appel d’air… On l’a vu à Houston, au Texas. En 2011, l’autoroute Katy desservant la ville a été élargie à 26 voies pour fluidifier le trafic. Cout de l’opération : 2,8 milliards de dollars. Trois ans plus tard, elle était à nouveau embouteillée. Étaler les déplacements est nettement plus efficace. Mais peu de décideurs sont sensibles à ce discours. Il est plus facile de doubler une ligne de métro que de s’attaquer au tempo de la ville. Et électoralement, c’est plus vendeur. »

Le temps, nouvelle bataille urbaine ? En 2017, lorsque les élus rennais s’attèlent au plan local d’urbanisme (PLU) Rennes 2030, ils décident d’intégrer cette nouvelle dimension dans leur cartographie. Désormais, la ville ne se pense plus en distance, mais en temps d’accès. 5 minutes à pied pour accéder aux commerces et à un espace vert, 10 pour la station de bus ou de métro, 15 pour les équipements culturels. « L’idée est de revenir à la ville d’avant la voiture, avec un tissu commercial dense dans chaque quartier et tous les services à portée de main, explique Guy Baudelle. Pendant des décennies, les planificateurs ont découpé l’espace en zones affectées à l’habitat, au travail, au loisir. Ce modèle d’urbanisation a éclaté la ville et augmenté les distances. Le PLU de Rennes Métropole prend le contrepied en offrant dans chaque quartier équipements de loisirs, écoles, travail et espaces verts.« 

La mise en pratique de cette petite révolution s’avère toutefois complexe. En temps de diète budgétaire, impossible de démultiplier les nouveaux équipements dans chaque quartier. L’heure est plutôt à la mutualisation. Les gymnases scolaires accueillent les clubs sportifs le soir et le week-end. Les cours d’école servent de terrain de jeu aux familles du quartier pendant les vacances scolaires. Et les bibliothèques travaillent en réseau, pour ouvrir à tour de rôle, sept jours sur sept.

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Décaler les heures d’arrivée

« Nous réfléchissons à une meilleure utilisation des bâtiments publics, explique Iris Bouchonnet, déléguée au temps à la mairie de Rennes. Certains équipements culturels sont vides une grande partie de la journée et pourraient accueillir du coworking. La demande est très forte depuis la crise du Covid. 15 % des salariés souhaitent télétravailler, mais ne disposent pas d’espace dédié chez eux. Un système de chèques-coworking, sur le modèle des chèques-déjeuner, est à l’étude. »

Pour les salariés contraints au travail « en présentiel », le bureau des temps explore la piste du télétravail aux heures de pointe. L’idée est simple : au lieu de faire venir tous les salariés à la même heure, ce qui provoque des bouchons monstres dans cette métropole de 450 000 habitants, pourquoi ne pas décaler les heures d’arrivée ? Une partie des salariés pourrait démarrer sa journée de travail à domicile et rejoindre l’entreprise une heure plus tard. Idem en fin de journée, avec un départ anticipé du bureau.

Le Centre de gestion de la fonction publique territoriale d’Ille-et-Vilaine a testé cette solution durant quatre mois, fin 2019, avec une dizaine de volontaires. Et l’a depuis pérennisé. « Ce modèle offre beaucoup de souplesse, apprécie Ludivine Launay, responsable du service Ressources. Mais il déroute les salariés attachés aux normes. En France, les représentations sociales du travail ont la vie dure. » Mais le secteur privé commence à l’expérimenter. Et la crise du Covid a donné une nouvelle acuité à ces questions, note Catherine Dameron : « Les habitants ont découvert un nouveau rapport au temps. Aujourd’hui, ils sont prêts au changement. »

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