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Bertrand Piccard : « La géoingénierie me révolte, c’est une aberration »

À l’occasion de l’exposition « Ville de demain » à la Cité des Sciences et de l’Industrie, WE DEMAIN a pu s’entretenir avec Bertrand Piccard, de la Fondation Solar Impulse.

Le 24/09/2023 par Florence Santrot
Bertrand Piccard

À l’occasion de l’inauguration de l’exposition « Ville de demain, une exposition en 1000+ solutions » à la Cité des Sciences et de l’Industrie à Paris, WE DEMAIN a rencontré le Suisse Bertrand Piccard. C’est sa fondation, Solar Impulse, qui est derrière l’exposition qui a pour but de mettre en lumière les approches novatrices pour protéger l’environnement en milieu urbain.

Médecin-psychiatre et aventurier des airs, Bertrand Piccard est passionné par l’environnement et promeut les solutions existantes en faveur de la transition écologique. L’objectif est de souligner qu’il existe d’ores et déjà des innovations concrètes, efficaces et qui ne demandent qu’à être adoptées par le plus grand nombre.

WE DEMAIN : Quel impact espérez-vous que l’exposition « Ville de demain » aura sur le public et sur la perception des solutions écologiques pour les villes du futur ?

Bertrand Piccard : On a envie de déclencher de l’action. Parce qu’aujourd’hui, avec l’éco-anxiété, l’éco-dépression, les gens croient que le problème est trop important pour pouvoir agir et cela génère de la paralysie. En montrant des solutions, en montrant un autre narratif, on a envie que les gens agissent.

L’individu peut agir en faisant les bons choix de consommation. Les entreprises peuvent agir en utilisant les bons produits, les bonnes sources d’énergie, en devenant plus efficientes, en commercialisant uniquement ce dont les gens ont besoin. Et puis le monde politique peut agir en développant des législations ou en modernisant celles existantes de manière à ce que toutes ces solutions puissent véritablement arriver sur le marché.

Mais toutes ces solutions ont un coût…

En effet, mais chaque solution présentée a été expertisée par nos experts indépendants comme étant écologique, existant aujourd’hui et économiquement rentable, aussi bien pour celui qui produit le système que pour celui qui l’utilise. Alors, c’est sûr qu’une pompe à chaleur avec un puits géothermique, ça ne va pas être bon marché au moment où on l’achète.

Mais il ne faut pas le voir comme un coût, il faut le voir comme un investissement. C’est-à-dire qu’au bout de quelques années d’utilisation, on a remboursé tout le prix d’achat et on fait des économies énormes. Enfin je voudrais préciser une chose : quand on dit innovation, je parlerais plutôt solution existante. Pour moi, ce n’est pas qu’il faut innover davantage, c’est qu’il faut utiliser l’innovation qui est déjà là.

Certains font aussi la promotion de la géoingénierie, comme un bouclier solaire, pour lutter contre le réchauffement climatique. Qu’en pensez-vous ?

Moi, ça me révolte. Avec la géoingénierie, on essaie de refroidir artificiellement un réchauffement qu’on a déjà créé artificiellement. Cela va déstabiliser complètement la nature. C’est une aberration. Qu’on arrête de réchauffer, d’abord. Pas qu’on essaye de refroidir. Tout ce qui permet de justifier qu’on continue les mêmes erreurs aujourd’hui, pour moi, c’est à rejeter.

Avec la géoingénierie, on essaie de refroidir artificiellement un réchauffement qu’on a déjà créé artificiellement.

Bertrand Piccard, Fondation Solar Impulse

Y compris la compensation carbone ?

C’est un peu différent. Pour moi, la compensation carbone, c’est une transition. Je prône par exemple depuis des années la compensation carbone intégrale sur tous les billets d’avion. Ce n’est absolument pas normal qu’on puisse faire Paris-Madrid à 19 euros et qu’on ne paye pas la charge carbone qu’on a infligée à la planète. Donc, utilisons toutes les solutions qui existent et compensons le CO2, là où on n’arrive pas encore à l’éviter.

Arrêtons la démesure et les excès de notre consommation. Mais comprenons une chose, c’est qu’on n’a pas besoin de ralentir l’économie pour protéger l’environnement. Il faut simplement que l’économie soit couplée à la qualité de l’efficience et pas à la quantité de consommation.

Quand on parle des excès, Apple a dernièrement mis en avant ses efforts pour aller vers la neutralité carbone mais la marque sort une nouvelle gamme d’iPhone par an…

Je suis d’accord avec cette idée qu’il faut arrêter de proposer un nouveau téléphone chaque année. En revanche, je pense qu’on devrait avoir, dans l’optique d’une économie qualitative, cinq ans de garantie sur tous les produits technologiques, pour éviter l’obsolescence programmée. C’est très simple à imposer.

Cinq ans de garantie, cela signifie que les clients n’auraient pas besoin d’acheter aussi souvent des téléphones de remplacement. Ils pourraient donc les acheter un peu plus cher. Ça veut aussi dire que le fabricant de téléphone peut vendre moins, mais plus cher. Et tous ceux qui connaissent les règles de l’économie savent qu’on peut augmenter le bénéfice en baissant le chiffre d’affaires. C’est ça l’économie qualitive vers lequel nous devrions tendre à mon sens.

Il faudrait imposer cinq ans de garantie sur tous les produits technologiques.

Bertrand Piccard, Fondation Solar Impulse

Consommer moins, mais mieux…

Oui, cela vaut pour tout. Les produits de consommation courante mais aussi décider de construire des bâtiments dont les travaux vont coûter 10 % de plus mais qui seront bien plus économes en énergie et donc bien moins cher sur le long terme. C’est vrai aussi pour les frais de chauffage. Mieux vaut dépenser plus mais s’équiper d’une pompe à chaleur efficace. La solution serait aussi de pouvoir les acheter en leasing ou les louer. Comme on le fait avec les voitures. Je ne comprends pas pourquoi personne ne propose cela.

Il y a aussi un domaine à transformer, ce sont les marchés publics. Aujourd’hui, on achète encore beaucoup trop souvent des produits qui sont moins chers à l’achat, mais plus chers à l’utilisation. Comme le bus diesel qui est moins cher à l’achat, mais sur 10 ans, il est plus cher que le bus électrique. On en revient à un nécessaire changement de perspective sur la transition écologique : ce n’est pas un coût, c’est un investissement.

Justement, sur les politiques publiques, quels pays sont, selon vous, des exemples ?

Le Danemark a vraiment une politique globale dans ce domaine-là. Ce que ce pays met en place en matière de transition écologique est très intéressant. Au niveau de la politique énergétique, le Maroc est admirable parce qu’il y a une vraie vision. Le roi Mohammed VI a demandé qu’il y ait 52 % d’énergie renouvelable en 2030. Pas en 2050, mais en 2030. Et le pays va tenir son pari. Il n’y a pas de mystère, pour y arriver, il faut des visions ambitieuses et il faut un narratif qui soit attrayant.

Comment jugez-vous la France en la matière ?

J’ai l’impression qu’il y a beaucoup de bonne volonté, mais que ça ne se traduit pas encore par beaucoup de changements. D’ailleurs, le pays a été plusieurs fois condamné pour avoir raté ses objectifs environnementaux. En France, ce n’est pas la population qui retarde la transition, c’est plutôt l’administration et les dissensions politiques.

Pour moi, en France, le clivage politique est un frein immense à l’évolution. De très bonnes propositions à gauche sont systématiquement refusées par la droite et inversement. Tout cela dans le seul but électoral. Il n’y a pas de consensus autour de la transition, ce qui est très dommage.

En France, ce n’est pas la population qui retarde la transition mais l’administration et les dissensions politiques.

Bertrand Piccard, Fondation Solar Impulse

Le dernier rapport de RTE France évoque des pistes pour aller vers la neutralité carbone. Qu’en pensez-vous ?

La RTE montre comment il faut faire pour avoir plus d’énergies renouvelables. Le rapport parle d’efficience énergétique, parle de ce besoin aussi de moderniser les infrastructures et d’utiliser beaucoup de sources d’énergie renouvelables différentes. Il faut arrêter de croire qu’il n’y a que le soleil et le vent. Il y a la géothermie, il y a le biogaz, il y a l’hydroélectrique de petites rivières… Et même le solaire peut être mis sur des lacs de carrières, peut être mis sur des cultures.

On a encore aujourd’hui une vision beaucoup trop étriquée et on comprend pas que, la ville de demain, c’est des constructions décarbonées, un habitat efficient, des sources d’énergie multiples et propres, mises en réseau, en écosystème, pour alimenter des infrastructures modernes, une mobilité propre… La priorité est de lutter contre ceux qui ne veulent rien faire en disant que c’est trop compliqué, trop tard, trop cher. Il faut montrer que, même si c’est difficile, c’est possible.

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