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Sea Hero Quest : un jeu vidéo pour faciliter le diagnostic de maladie d’Alzheimer

Évaluer nos capacités d’orientation avec un jeu vidéo pour détecter le plus tôt possible la maladie d’Alzheimer ? Un tour de force réussi par des chercheurs français.

Le 14/08/2022 par The Conversation
Sea Hero Quest

Un jeu vidéo pour l’aide au diagnostic de la maladie d’Alzheimer ? Je ne sais pas vous, mais quand je lis ce genre de titre j’ai tendance à lever les yeux au ciel. C’est vrai qu’à l’heure où les soignants sont poussés à bout par les effets croisés d’une pandémie et de la dégradation de leurs conditions de travail, proposer de les aider avec un jeu vidéo ressemble au mieux à un vœu pieu, au pire à une provocation…

Pourtant, le projet Sea Hero Quest, développé par nos équipes de recherche en collaboration avec des soignants a pour objectif de répondre à un vrai besoin exprimé par ces derniers. L’idée est de développer un test capable d’évaluer le sens de l’orientation pour détecter le plus tôt possible la maladie d’Alzheimer, dont la désorientation spatiale est un symptôme précoce.

Maladie d’Alzheimer : des caractéristiques démographiques à prendre en compte

Rassurez-vous, ce n’est pas parce que vous pensez avoir un mauvais sens de l’orientation que vous êtes plus à risque de développer une démence. De nombreux facteurs culturels et démographiques comme l’âge, le genre, le niveau d’éducation, ou encore les habitudes de sommeil influencent nos capacités à nous repérer. Et c’est justement un problème pour les médecins : comment savoir si M. Martin a un mauvais score à son test d’orientation spatiale parce qu’il développe une démence ou s’il a toujours été comme cela ?

Une solution est de comparer les performances de M. Martin à celles d’autres personnes ayant les mêmes caractéristiques démographiques. Cela permettrait de s’assurer que ses mauvaises performances ne sont pas liées qu’à son profil, mais sont bien potentiellement pathologiques, sous-jacentes à la maladie d’Alzheimer. Comparer le comportement du patient à celui de milliers de personnes lui ressemblant rendrait le test beaucoup plus précis, taillé sur mesure.

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4 millions de participants à l’étude scientifique

Mais pour faire toutes ces comparaisons, il faut une base de données avec du monde, beaucoup de monde. Bien plus que les quelques dizaines de participants recrutées habituellement dans les études en neuroscience ou en psychologie. Avec Sea Hero Quest, nous avons mis à profit une fraction des milliards d’heures hebdomadaires passées par les humains à jouer à des jeux vidéo. Nous avons, en collaboration avec le studio de game design Glitchers, développé un jeu vidéo d’orientation spatiale sur smartphones et tablettes.

Le joueur incarne le capitaine d’un petit bateau devant résoudre des labyrinthes aquatiques de plus en plus complexes. Ces épreuves virtuelles correspondent à des tâches classiques de la littérature scientifique, que nous avons rendues ludiques. S’ils le veulent bien, les joueurs peuvent aussi répondre à quelques questions sur leur profil démographique. Selon nos résultats, les performances à ce jeu sont bien prédictives des performances spatiales dans le monde réel, et non pas le simple reflet des compétences en jeux vidéo. Ouf.

Présentation du jeu vidéo Sea Hero Quest VR.

Cela a marché au-delà de nos espérances. Entre 2016 et 2019, plus de 4 millions de joueurs de tous les pays du monde ont téléchargé et joué à Sea Hero Quest. A ce moment-là, nous sommes éberlués, hypnotisés par le flux de données s’amassant sur nos serveurs. Si on avait voulu tester autant de participants de manière « classique », directement dans notre labo, ça aurait pris 1000 ans et coûté 100 000 000 d’euros.

Un jeu vidéo qui répond à bien des questions, au-delà de la maladie d’Alzheimer

Un tel jeu de données est inédit en sciences comportementales. Au-delà de l’aide au diagnostic de la maladie d’Alzheimer, il permet de répondre à des questions jusqu’alors irrésolues. Par exemple sur la différence entre les hommes et les femmes en termes de navigation spatiale. De nombreuses études scientifiques ont fait état d’un avantage pour les hommes à certaines tâches d’habileté spatiale, mais on n’a jamais très bien compris d’où venait cette différence. Grâce au jeu de données de Sea Hero Quest, on a pu estimer l’ampleur de cette différence entre les sexes dans 53 pays.

On a remarqué que cette dernière était proportionnelle à l’égalité entre les hommes et les femmes du pays dans lequel on se place, telle que mesurée par le Rapport mondial sur l’écart entre les femmes et les hommes du Forum économique mondial. Ce rapport compare l’accès des hommes et des femmes à l’emploi, à la santé, à l’éducation, et aux instances politiques. Il y a ainsi peu de différences de genre en termes de navigation spatiale dans les pays scandinaves, beaucoup plus en Égypte ou en Arabie saoudite. Cela signifie que la dimension socioculturelle joue un rôle important dans ces différences cognitives entre les genres.

Et Sea Hero Quest est un outil parfait pour l’investiguer.

Notre sens de l’orientation dépend de l’endroit où l’on a grandi

Dans un article paru il y a peu dans la Une de la revue Nature, nous nous sommes intéressés à un autre facteur culturel : l’influence de l’endroit où l’on grandit sur notre sens de l’orientation à l’âge adulte. On sait que si on fait grandir une souris dans une cage « enrichie » avec des jeux et des labyrinthes, cela a un impact sur la forme de son cerveau et sur ses fonctions cognitives comparées à une souris qui aurait grandi dans une cage plus simple. Mais comme il est interdit de mettre des enfants dans des cages, ce résultat n’a jamais été reproduit chez les humains.

Grâce au jeu Sea Hero Quest, nous pouvons comparer les fonctions cognitives de personnes ayant grandi dans une multitude d’endroits. Nous avons tout d’abord remarqué que les joueurs ayant grandi en ville ont en moyenne un moins bon sens de l’orientation que ceux ayant grandi en dehors des villes, indépendamment de leur âge, genre, ou niveau d’éducation. Mais là encore, l’ampleur de cette différence varie beaucoup d’un pays à l’autre. Dans certains pays comme les USA, l’Argentine ou le Canada, vivre dans une ville est vraiment préjudiciable, alors qu’en France, en Roumanie ou en Inde, il n’y a pas de différence significative entre ville et campagne. Mais d’où viennent ces variations d’un pays à l’autre ?

Un sens de l’orientation qui se façonne pendant l’enfance

Les pays où les différences sont les plus fortes comportent davantage de villes avec un plan quadrillé, comme Chicago, Buenos Aires ou Toronto. Et de fait, il est bien plus simple de s’orienter dans ces villes que dans les rues tourmentées de Paris, Prague ou New Delhi. En grandissant dans une ville quadrillée, on exerce moins son sens de l’orientation qu’en grandissant à la campagne, où les réseaux de routes sont moins organisés et les distances à parcourir plus importantes, et ça se ressent à l’âge adulte.

La période clef qui façonne durablement notre sens de l’orientation est l’enfance, lorsque notre cerveau est en plein développement. A l’inverse, le lieu où vivent les joueurs au moment où ils jouent n’est pas statistiquement lié à leurs compétences spatiales. Ça ne veut pas dire qu’il est impossible de s’améliorer en tant qu’adulte, mais ça demande plus de travail !

« L’Homme n’est que la silhouette de son paysage natal », a dit le poète Shaul Tchernichovsky, et ce résultat ne lui donne pas tort.

À propos de l’auteur : Antoine Coutrot. Chargé de Recherche CNRS, INSA Lyon – Université de Lyon.

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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