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Jane Goodall : « Je garde espoir dans une nouvelle alliance entre les humains et les écosystèmes »

Après avoir consacré sa vie aux chimpanzés en Tanzanie, l’éthnologue et anthropologue britannique se bat, avec sa fondation, pour « redonner une chance à la vie ». Après la sortie de son « Livre de l’espoir », Jane Goodall sera à l’affiche d’Animal, de Cyril Dion. WE DEMAIN l’a rencontrée.

Le 29/11/2021 par Frederic Joignot
Jane Goodall
Jane Goodall sur le lac Tanganyika, au large du parc national de Gombe, en Tanzanie. (Crédit : Michael Christopher Brown)
Jane Goodall sur le lac Tanganyika, au large du parc national de Gombe, en Tanzanie. (Crédit : Michael Christopher Brown)

À 87 ans, Jane Goodall, dont les travaux sur les chimpanzés ont bouleversé à jamais notre manière de considérer les animaux, fait preuve d’un enthousiasme confondant et continue d’espérer changer le monde.

En 2002, elle a été nommée messagère de la Paix auprès des Nations unies. Fin octobre, Jane Goodall et Doug Abrams ont publié chez Flammarion : Le Livre de l’Espoir. Enfin, le 1er décembre, elle sera à l’affiche du film de Cyril Dion, Animal.

Cet article a initialement été publié dans WE DEMAIN n°35, paru en août 2021. un numéro toujours disponible sur notre boutique en ligne.

WE DEMAIN : Vous écrivez un Livre de l’espoir. Pourtant le réchauffement planétaire s’aggrave, partout les écosystèmes se dégradent. Quels événements heureux vont donnent confiance en l’avenir ?

Jane Goodall : L’extraordinaire capacité de résilience de la nature est une bonne raison d’espérer. Elle est fondamentale. Elle se voit partout. Regardez les grandes étendues de béton, eh bien, on y voit apparaître des fleurs, des herbes vivaces, qui poussent dans les interstices. La nature reprend ses droits dès qu’elle le peut, elle renaît, elle résiste. Il existe une véritable pugnacité des plantes, qui vient du fond des temps. Elle nous survivra, à nous, les humains…

L’histoire du pin de Wollemi me semble symbolique de cette incroyable force de vie. Ce sont des arbres qui vivaient dans un canyon isolé du parc des Blue Mountains [en Australie, ndlr] quand, en 1994, un gardien les remarque. Ils ne ressemblent à aucun arbre connu ! Il montre leurs feuilles à des botanistes, qui n’arrivent pas à les identifier, jusqu’au jour où ils les trouvent identiques… à une empreinte fossile vieille de 200 millions d’années ! Ces pins Wollemi, dont certains avaient 1 000 ans, descendaient d’une espèce vivant au Jurassique. Ils ont survécu pendant tout ce temps, ils ont traversé les 17 glaciations du quaternaire. On m’a donné une feuille de l’un d’entre eux comme un symbole d’espoir…

Cette « volonté de vie » de la nature, vous pensez qu’elle résistera aux mégapoles surpeuplées, à la déforestation, à la 6e extinction, à l’acidification des océans ? N’est-il pas trop tard ?

Non… la capacité de résilience de la nature est une force immense. Elle lui est inhérente, la vie renaît dès qu’elle en a l’occasion. Voyez dans le désert, il suffit d’un peu de pluie, et des plantes apparaissent, le désert verdit. Il existe dans les graines une étincelle de vie qui peut résister très très longtemps avant de germer, attendant un moment favorable… J’en veux pour preuve l’histoire des graines de ces deux palmiers dattiers de l’ancienne Judée, surnommés Mathusalem et Hannah.

En 2008, une horticultrice réussit à faire germer une graine vieille de 2 000 ans trouvée dans la forteresse du roi Hérode. C’est un palmier dattier mâle, qu’elle appelle Mathusalem, le patriarche de la Bible qui aurait vécu 969 ans. Deux ans plus tard, une graine femelle du même lot germe, un palmier femelle qu’elle appelle Hannah. Elle la féconde avec le pollen de Mathusalem, et ça marche ! Hannah a bientôt donné des dattes semblables à celles qui poussaient autrefois dans la vallée du Jourdain. Cette horticultrice m’en a envoyé une, à moi qui n’aime pas les dattes ! Une énorme et délicieuse datte. C’est dire l’extraordinaire puissance de résilience de la nature. Et combien les humains doivent compter sur elle, saisir cette chance.

Dans votre livre, vous donnez de nombreux exemples de régénérescence de la nature dans des endroits dévastés par les humains…

Même lorsqu’un lieu ou un habitat semble complètement saccagé par la pollution ou l’industrie, il arrive à renaître. Pour peu que les humains donnent un coup de main. J’aime beaucoup l’histoire de cette carrière abandonnée du Kenya, qui faisait une énorme balafre desséchée où plus rien ne poussait. Le patron de la cimenterie Bamburi Cement, se sentant responsable de ce désastre, a décidé de reconstituer l’écosystème d’avant. Il a sollicité un horticulteur qui a fait un travail magnifique. Il a d’abord cherché une espèce d’arbre capable de survivre en terrain aride et salin. Enfin, il a choisi le casuarina, un pin qui s’accroche à tous les sols difficiles. Les arbres ont pris.

Mais, comme ce sont des épineux, ils donnaient peu de feuilles pour fertiliser le sol. L’horticulteur a donc fait venir des milliers de scolopendres [mille-pattes, ndlr] friands d’épines, qui ont envahi les arbres, et produit quantité de déjections. Celles-ci ont bientôt formé une couche d’humus qui a permis à d’autres plantes de pousser. Et à des insectes de se faufiler, attirant des oiseaux.

Après dix ans, les casuarinas mesuraient 30 m. La couche de terre et d’humus abritaient 180 espèces locales de plantes et d’arbres. Et toutes sortes d’oiseaux et d’insectes vivaient là. Aujourd’hui, ce vaste terrain est devenu un parc protégé qui accueille des girafes, des zèbres et un hippopotame ! Voilà un splendide exemple de réensauvagement qui illustre bien qu’en donnant un coup de pouce à la nature, elle se reconstitue, les écosystèmes renaissent.

Vous dites qu’il est temps de retisser « la tapisserie du vivant ». 

Un écosystème sain est une tapisserie où tout est relié, interconnecté, interdépendant : humains, animaux, plantes… Dès qu’une espèce disparaît, vous faites un trou dans la tapisserie. Chaque nouvelle disparition affaiblit l’écosystème. Jusqu’au jour où il est si dégradé qu’il risque de s’effondrer. Aujourd’hui, hélas, il existe de plus en plus d’endroits, dans le monde, menacés d’effondrement. Cela m’inquiète. Alors je pense que oui, il est temps de retisser cette tapisserie partout où elle est menacée. De nombreuses personnes l’ont compris, je m’en aperçois pendant mes conférences…

Prenez la restauration exemplaire du parc national de Yellowstone aux États-Unis, un sanctuaire animal. Au siècle dernier, les loups gris, poursuivis par les chasseurs, ont quasi disparu. L’écosystème était déséquilibré. Sans prédateurs, les élans ont dévoré la végétation, dévasté les berges des rivières avec leurs sabots, qui devinrent boueuses, agressant les poissons. Les cadavres des cervidés ne nourrissaient plus les coyotes et les aigles, la disparition des broussailles et des arbustes à baies affectait les grizzlis et les castors, qui s’en nourrissaient. Dès qu’on a réintroduit les loups, le nombre d’élans a drastiquement diminué en quelques années jusqu’à se stabiliser. La vie de tous a repris, la rivière est redevenue poissonneuse et potable, les grizzlis ont prospéré, tandis que le tourisme animalier est reparti. C’est une belle histoire de réhabilitation d’un écosystème. Il y en a énormément comme ça.

« J’ai aussi découvert la profonde pauvreté des Africains qui vivaient là. (…) J’ai compris qu’il fallait améliorer leur existence avant toute chose », Jane Goodall.

En Afrique, avec les instituts Jane Goodall, nous participons à d’importants programmes de reboisement et de restauration forestière. À l’ouverture des corridors entre les écosystèmes pour que les espèces continuent leurs migrations. Nous travaillons dans cet esprit de retissage du vivant.

Je garde espoir dans une nouvelle alliance entre les humains et les écosystèmes. Des études récentes montrent que la grande majorité des écosystèmes terrestres et maritimes pourraient être redynamisés en quinze ans… Si nous décidions de leur prêter main-forte. Cela en dit long sur la phénoménale force de renouvellement de la nature. C’est fondamental de savoir ça !

Certains reprochent aux défenseurs des animaux et des forêts de se préoccuper plus des écosystèmes que des populations locales. Et d’échouer à cause de cela. Que leur répondez-vous ?

Jane Goodall : J’ai rencontré ce problème en 1987, en Afrique, quand j’ai cherché à comprendre pourquoi les populations de chimpanzés chutaient. Je me suis rendue dans les six pays où cela arrivait. J’ai vite compris que c’était lié à la destruction de leurs habitats en forêt et au trafic de viande et de jeunes animaux. Mais j’ai aussi découvert la profonde pauvreté des Africains qui vivaient là. Ils tuaient les chimpanzés et revendaient leurs petits pour un peu d’argent; coupaient les arbres pour agrandir leurs plantations et se nourrir. Les douze villages proches du parc national de Gombe, en Tanzanie, n’avaient pas l’eau courante, pas d’électricité, pas de sanitaires, des problèmes d’eau potable, les filles quittaient l’école très tôt. J’ai compris qu’il fallait améliorer leur existence avant toute chose.

En 1994, nous avons lancé le projet Tacare. Nous avons constitué une équipe de sept locaux qui sont allés écouter les doléances des habitants des villages autour de Gombe. Ils voulaient plus de récoltes, des dispensaires, une meilleure éducation pour leurs enfants. Pendant cinq ans, nous avons travaillé avec les responsables du gouvernement et les villageois pour trouver des solutions. Il a fallu gérer les problèmes d’eau, construire des toilettes, éduquer les filles.

« Un écosystème sain est une tapisserie où tout est relié, interconnecté, interdépendant : humains, animaux, plantes… », Jane Goodall.

À l’époque, j’ai été trouver Muhammad Yunus * au Bengladesh, l’inventeur du microcrédit, et j’ai parlé avec des femmes qui s’étaient lancées dans des petits métiers. Quand je suis rentrée en Afrique, nous avons mis en place un système de microcrédit dans les villages. Les femmes s’en sont emparées. L’une d’entre elles, 17 ans, a monté une petite pépinière qui revendait des arbres pour la reforestation. Elle a programmé la naissance de son second enfant grâce au planning familial du projet Tacare. La prise en main du microcrédit par les femmes, leur mobilisation pour échapper à la pauvreté, travailler, s’éduquer, contrôler les naissances, m’a marquée. C’est une des grandes forces du monde, porteuse d’espoir…

Il n’était plus question des chimpanzés et de la déforestation alors ?

Attendez la suite… Aujourd’hui, il existe des programmes Tacare appuyés sur des communautés locales dans 104 villages de Tanzanie et dans six pays d’Afrique. À Gombe, des villageois se sont initiés à l’agriculture durable et à la permaculture. Ils ont planté des arbres dans les champs pour apporter de l’ombre et de l’azote dans les sols, ils se sont rendu compte que la déforestation et les collines désertiques étaient des nuisances, et que la protection des forêts ne profitait pas seulement aux animaux mais aussi aux populations. Ils ont appris à aménager les cultures sans agresser les zones forestières. Peu à peu, chaque village s’est doté d’un projet de reforestation, des équipes ont commencé à surveiller les abattages illégaux et le trafic d’animaux, ce qui a rassuré le tourisme animalier. Nous avons distribué des téléphones portables aux gardes forestiers.

Ils sont très fiers d’avoir appris à s’en servir pour photographier les pièges des braconniers, les zones déboisées, mais aussi les nids des chimpanzés ou les pangolins. L’idée qu’il faut prendre soin des gens pour qu’ils prennent soin de leur environnement fonctionne !

Vous dites beaucoup espérer d’une jeunesse « préoccupée »…

Jane Goodall : Énormément de jeunes gens sont préoccupés par leur futur, j’en rencontre beaucoup pendant mes tournées de sensibilisation dans les lycées et les facultés. Certains d’entre eux s’engagent, militent, parfois violemment, ils sont très en colère. D’autres sont abattus, déprimés, ils ont l’impression qu’il n’y a plus rien à faire, que ça ne sert à rien de se battre. C’est pour les convaincre d’agir qu’est né le mouvement Roots & Shoots [Racines & Pousses, ndlr] en 1991…

Un jour, 12 lycéens tanzaniens viennent me voir dans ma maison de Dar es-Salaam, les uns s’inquiétaient du dynamitage des coraux, d’autres du braconnage dans les parcs nationaux, certains de la misère des enfants de la rue. Je leur ai suggéré de trouver un moyen d’agir pour améliorer concrètement la situation. C’est là qu’est née l’idée de Roots & Shoots. Elle est très simple : pour redonner une chance à la vie, « chaque geste compte », « chacun peut en faire un », « chaque jour que Dieu fait ». Le message est que nous sommes tous interconnectés sur Terre, hommes, animaux, plantes, que chacune des actions humaines a des répercussions, que nous pouvons tous changer quelque chose, même un détail, dès maintenant, pour améliorer la situation.

Au début, les groupes Roots & Shoots se sont constitués en se donnant chacun trois projets positifs : améliorer la vie des personnes, des animaux et de l’environnement. Ils se sont rapidement multipliés. Bientôt, partout où j’allais en Tanzanie, des jeunes des lycées, des collèges, venaient me raconter leurs actes concrets pour l’environnement : ils avaient nettoyé une plage dévastée, s’étaient occupés de chiens errants, avaient récupéré l’eau de pluie… Ils manifestaient une vitalité, un enthousiasme inépuisable. Peu à peu, le mouvement s’est étendu en Afrique, aux États Unis, si bien qu’aujourd’hui Roots & Shoots existe dans 68 pays et compte des centaines de milliers de membres.

« À Gombe, en Tanzanie, des villageois se sont rendu compte que la protection des forêts ne profitait pas seulement aux animaux mais aussi aux populations », Jane Goodall.

Tous poursuivent cette idée que nous sommes inextricablement liés à cette planète, à tous les êtres vivants, et que chaque geste compte pour réparer le mal que nous faisons, à notre niveau, n’importe où, juste apporter sa goutte d’eau. Je me suis aperçue que les jeunes, dans tous les milieux, dès qu’ils ont bien compris un problème et réfléchi à l’améliorer, sont toujours partants ! Ils manifestent une énergie et une créativité incroyable.

Certains d’entre eux sont aujourd’hui journalistes, professeurs, jardiniers, architectes, chefs d’entreprise, grands fonctionnaires. Ils sont influents, puissants, ils remplacent les anciens, ils apportent un nouvel esprit. On l’a vu à l’élection de Joe Biden, 61 % des Américains entre 18 et 29 ans, 1/5e de l’électorat, ont voté pour lui, sachant qu’il allait faire revenir l’Amérique dans l’accord de Paris. Aujourd’hui, en République démocratique du Congo, l’actuel ministre de l’Environnement était membre de Roots & Shoots. Il bataille pour faire reculer le trafic de viande de brousse et d’animaux sauvages. Tout cela contribue à me redonner espoir, je me dis que toutes ces gouttes vont un jour former un océan… 

* Prix Nobel de la paix en 2006.

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