Partager la publication "Marine Calmet, gardienne des droits de la nature"
Une nouvelle armée de militants de l’écologie s’apprête à attaquer. Ses armes ? Des codes juridiques. Devant les tribunaux, ils défendent déjà des océans ou des forêts, en se basant sur l’arsenal de textes existants dans le domaine de l’environnement. Il faut aller puiser partout, selon les cas : droit européen, international, administratif, droit de l’énergie ou droit de la mer… Mais leur objectif est plus ambitieux encore. Issus des facs de droit, ils veulent nous permettre à tous d’accomplir une révolution conceptuelle : celle qui consiste à reconnaître que les écosystèmes, comme les rivières, doivent devenir des sujets de droit à part entière, au même titre que les êtres humains ou les entreprises. Donner des droits à la nature, en somme.
En France, ce combat est porté depuis quelques années par des pionniers comme Valérie Cabanes (qui lutte pour la reconnaissance du crime d’ »écocide »), Alexis Tiouka (porte-voix des peuples autochtones en Guyane) ou encore François Lafforgue (qui défend notamment les victimes des pesticides, avec à son palmarès une victoire contre Monsanto).
Marine Calmet est de ceux-là. À seulement 30 ans, cette avocate a déjà mené bien des combats, et vient de créer Wild Legal, un programme pour former les nouveaux guerriers-juristes de l’environnement, tout en leur permettant d’engager des batailles bien réelles. Une formation pratique pour mettre la loi au service de la nature, plutôt qu’au service de ceux qui la détruisent.
Cet article a initialement été publié dans le numéro 30 de la revue WE DEMAIN, parue en mai 2020, disponible sur notre boutique en ligne.
En mars 2021, Marie Calmet a publié l’ouvrage Devenir gardiens de la nature – Pour la défense du vivant et des générations futures chez Tana Éditions.
Affaire du siècle
Vous envisagez le droit comme une matière aride, réservée aux rats de bibliothèques universitaires ? Marine Calmet vous fait changer d’avis à la minute. « Le droit est l’expression de notre société, dit-elle. Or nous sommes en train de modifier notre vision du monde. On découvre que l’humain n’est pas le centre de la vie, qu’on fait partie d’un tout. Et notre droit doit refléter cette relation entre nous et la nature. Pour moi, c’est un moment aussi important que la révolution copernicienne. Le droit doit nous aider à rétablir les équilibres biologiques entre humains et non humains. C’est un travail passionnant ! »
Mais pas si vite. Revenons aux débuts de la jeune avocate. Née à Vienne d’une mère autrichienne et d’un père français, elle grandit en région parisienne. Ses études, elle les partage entre les amphis de Paris et Berlin. Elle se spécialise en droit environnemental et obtient son diplôme d’avocate en 2017. Mais c’est deux ans plus tôt qu’elle a commencé à ferrailler avec la justice. Dès 2016, Marine Calmet s’engage auprès d’associations comme Notre Affaire à tous (celle qui lancera fin 2018 « L’Affaire du siècle », une pétition pour soutenir une action en justice contre l’État français pour « inaction face au changement climatique »), Greenpeace et France Nature Environnement.
Avec la première, elle dépose un recours devant le Conseil d’État lié à l’EPR de Flamanville. La cuve de la centrale avait été jugée non conforme par l’Autorité de sûreté nucléaire. Pour contourner le problème, un arrêté du ministère de l’Écologie permettait aux installations nucléaires comme l’EPR d’échapper aux exigences réglementaires en matière de sécurité. L’arrêté autorisait donc à la centrale – pourtant non conforme – à fonctionner.
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Protéger la nature
Toujours au sein d’un écosystème d’ONG, elle se met en 2017 au service de la lutte contre le projet minier de la Montagne d’or, en Guyane. Puis, elle milite en 2018 pour la suspension des forages de Total susceptibles d’endommager les récifs coralliens au large de cette même région d’outre-mer.
Le premier recours en justice, sur l’EPR, est perdu. « À l’époque, tout le monde nous prenait un peu pour des zinzins, sourit-elle. Aujourd’hui, la question ne se pose plus. Oui, évidemment, on peut aller en justice, y compris contre l’État, pour défendre les écosystèmes ou le climat. Le nombre de procès en justice climatique a d’ailleurs explosé. On en compte plusieurs centaines en cours dans le monde. »
Certains ont déjà abouti à des victoires qui marquent l’histoire de ce mouvement. En 2015, le fermier pakistanais Asghar Leghari demande à la Haute Cour de Lahore de contraindre le Pakistan à adopter une législation climatique protégeant son exploitation. Il obtient gain de cause : le tribunal réclame la création d’une commission nationale pour surveiller l’action du gouvernement en la matière. Autre exemple : dans un jugement du 9 octobre 2018, la Cour d’appel de La Haye a ordonné à l’État néerlandais de réduire ses émissions de gaz à effet de serre d’au moins 25 % par rapport à 1990 d’ici à la fin de 2020. Sous cette pression judiciaire, le gouvernement des Pays-Bas a adopté une loi sur le climat très ambitieuse.
Des droits pour le fleuve Atrato
Le recours devant le tribunal administratif de Cayenne, contre la société Montagne d’or, a lui aussi abouti en 2019. « On avait attaqué un arrêté qui autorisait le démarrage de l’extraction sur le site pour une petite partie, située dans un cours d’eau, raconte Marine Calmet. Le tribunal nous a donné raison. Mais entre temps, les travaux avaient commencé. On a demandé leur annulation. Ils ont cherché de l’or. Le gisement n’était pas rentable, ils ont fermé. En gros, on avait gagné, mais pour eux, c’était “cause toujours”. »
Le procès contre Total a lui été perdu, début 2019. « Ils voulaient forer dans une zone remplie d’espèces protégées, mais le juge de Cergy-Pontoise, la flore et la faune guyanaise, ça ne le concernait pas vraiment… », soupire la juriste. Elle en tire une leçon. « Ces entreprises – la Compagnie minière Montagne d’or, Total – sont des États dans l’État, constate-t-elle. Tant que tu n’as pas la force politique pour leur tenir tête, le droit est un outil inefficace, parce que le juge ne veut pas prendre position politiquement. D’où l’intérêt du combat pour les droits de la nature. Il s’agit d’obtenir des victoires de fond pour transformer ce rapport de force, faire en sorte que le droit serve enfin à protéger la nature et pas les intérêts des multinationales. »
Désormais familière de la Guyane, Marine va s’enfoncer plus au cœur de la forêt amazonienne et de ses secrets. Elle part à la rencontre des peuples autochtones de ce bout de France en Amérique. Pour l’association Nature Rights, elle est chargée de structurer, sur le plan juridique, le Grand Conseil coutumier des populations amérindiennes et bushinenges, qui représente les peuples amérindiens de cette région française.
Se défaire de ses schémas de pensées
Elle en tire une nouvelle leçon fondamentale : « Le droit coutumier des autochtones est issu de leur rapport à la nature. Il s’adapte à l’intérêt de tous. Ça m’a appris que ce qu’on prend pour acquis ne l’est pas, comme la propriété privée, inexistante pour eux. Elle est le résultat de notre développement industriel. Une fois que tu as compris ça, tu ne te poses plus de limites à ce que tu peux créer grâce au droit. On peut et on doit être créatif. »
Quand on se défait de ses schémas de pensées, on peut même envisager de donner des droits non plus aux seuls humains, mais aux écosystèmes. Les juges colombiens ont par exemple reconnu des droits au fleuve Atrato. « C’est tellement inspirant, dit Marine. Ça a déjà lieu ailleurs, faisons-le nous aussi. On peut y aller. C’est pour ça que j’ai voulu fonder Wild Legal. »
Cette école de « droit sauvage » présidée par Marine Calmet est née en septembre 2019, pendant le festival Climax organisé à Darwin, lieu phare de la transition à Bordeaux. Elle réunit alors les organisateurs du festival, les ONG Nature Rights et Sherpa autour de l’envie de faire de la pédagogie, auprès du plus grand nombre, sur les droits de la nature et de créer un outil d’action. Chaque année, une soixantaine de personnes seront formées, des juristes, mais aussi des anthropologues, des écologues…
Elles s’empareront d’un cas pratique par an : en 2020, il s’agit de l’orpaillage illégal en Guyane. On compte 10 000 orpailleurs clandestins dans la région. Ils utilisent du mercure pour extraire l’or et polluent gravement les rivières, la chaîne alimentaire, empoisonnant les populations vivant près des cours d’eau. « Si ça avait lieu en métropole, s’émeut Marine, ça serait un énorme scandale sanitaire et on agirait immédiatement. C’est pourtant bien en France que ça se passe. En termes de justice, c’est inacceptable. »
Clinique juridique
Des contacts ont été pris entre Wild Legal et des universités, des professeurs, des étudiants. La fac de Nanterre est de la partie. Aix Global Justice, une « clinique juridique » créée par des doctorants de la faculté de droit d’Aix-en-Provence pour faire de la recherche et du conseil, a rédigé un rapport de 150 pages, pour explorer tous les recours possibles contre l’orpaillage illégal. « Nous avons rassemblé toutes les pièces techniques, explique la présidente de Wild Legal : les rapports militaires, les rapports de médecine, les analyses de sang… Il nous fallait du très concret pour que les violations au droit apparaissent de façon imparable. »
Conclusion ? Des recours en manquement, en indemnisation et en carence sont possibles devant la Cour européenne des droits de l’homme ou la Cour de justice de l’Union européenne, notamment.
En septembre se tiendra un premier « Wild Legal Camp », mélange d’assises de la citoyenneté et de simulation de procès (dans un lieu à préciser sur la page Facebook de l’évènement). Rendez-vous est également pris en janvier 2021, à Marseille, pour le Congrès mondial de la nature de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN). Wild Legal y est invité, aux côtés de la Global alliance for the rights of nature. Cette coalition mondiale devrait y organiser un autre tribunal fictif, sur le thème des écosystèmes aquatiques.
La nature en justice
Plusieurs cas y seront « jugés » : la fonte des glaciers dans les Alpes; la destruction de la continuité des cours d’eau par les barrages hydroélectriques dans les Balkans; la pollution par les activités industrielles et militaires du lac Vättern, en Suède, ou l’orpaillage illégal en Guyane. À chaque fois, un expert, un témoin, une victime donneront leur point de vue, assistés par un juriste. Et un jury composé d’experts des droits de la nature rendra son verdict.
La présidente de l’Association des femmes guyanaises victimes du mercure, Linia Opoya, sera là pour témoigner. « Elle est elle-même contaminée par ce poison, explique Marine Calmet. Grâce à cet évènement, on va entrer en contact avec les représentants du gouvernement français qui seront présents. » La bande de Wild Legal espère ainsi entrer en négociation avec l’État. Et demander notamment la reconnaissance des droits des peuples autochtones. Ainsi que la mise en place d’un plan de lutte efficace contre l’orpaillage, ou encore une campagne sanitaire de dépistage…
Si cette phase de discussion échoue, viendra le temps du procès. « Ce sera aux acteurs locaux de décider s’ils attaquent l’État en justice pour son manque d’action ou non, insiste l’avocate. Nous travaillons aussi avec l’Organisation des nations autochtones de Guyane (ONA) et Maïouri Nature Guyane, une association écolo. » Devant les tribunaux, nul doute que leur dossier sera solide, grâce au travail déjà accompli pendant près d’un an par l’équipe de Wild Legal. La nature sera défendue avec force.