Sécurité & Résilience

Emma Haziza : « Octobre 2022 nous raconte un nouveau niveau atteint dans le changement climatique »

L’hydrologue Emma Haziza, qui fait partie de nos invités dans le numéro de WE DEMAIN consacré à la sobriété, est intervenue mardi 25 octobre 2022 sur la scène du 3e Forum Sécurité & Résilience qui s’est tenu à la Direction Générale de la Gendarmerie Nationale à Issy-les-Moulineaux. Lors d’une table ronde intitulée « Les risques environnementaux sont-ils encore gérables ? », elle a remis en perspective les dérèglements climatiques de ces dernières années.

Récurrence des anomalies, hausse des températures, hivers et automnes bien trop cléments, crise de l’eau… « On est en train de vivre quelque chose d’absolument nouveau », prévient-elle. Son intervention, passionnante, a aussi été l’occasion de prendre conscience de l’importance de « l’eau d’ailleurs » dans notre quotidien. Elle fait ici allusion à toute cette eau utilisée à l’autre bout du monde pour fabriquer des biens et de la nourriture qui seront ensuite importés dans nos pays. L’urgence est de gagner en indépendance pour se prémunir de sécheresses qui pourraient avoir lieu ailleurs… et nous toucher brutalement par effet de ricochet. Voici le verbatim de son intervention lors du 3e Forum Sécurité & Résilience.

Un mois d’octobre 2022 inédit par sa chaleur

« Il faut vraiment qu’aujourd’hui on prenne conscience que, à l’heure du mois d’octobre 2022, on est vraiment sur une bifurcation dans une nouvelle ère. On est sur quelque chose d’absolument nouveau, à laquelle la France n’était absolument pas prête. La France a toujours vécu des variabilités naturelles du climat. On a toujours connu de grandes sécheresses, de grandes crues. Des crues bien plus importantes que celle de Paris en 1910. En 1303, on traversait le Rhin à pieds secs. On a eu des petits âges glaciaires et des périodes très chaudes au Moyen-Âge. La Révolution française a elle-même été initiée par un phénomène de sécheresse. Dans l’Histoire, la France s’est donc toujours adaptée.

Là, on est en train de vivre quelque chose d’absolument nouveau, déjà en termes de rythme. Et ce qui doit le plus nous inquiéter, ce n’est absolument pas l’été qu’on vient de vivre. Qui pourtant a permis une prise de conscience. Mais c’est l’automne qu’on est en train de vivre. Parce que le mois d’octobre 2022, qui devrait s’avérer le mois d’octobre le plus chaud jamais enregistré dans l’histoire de la France nous raconte un nouveau niveau atteint dans le dérèglement climatique. La ville de Toulouse a atteint les 29 degrés. En Corse, il a fait 31-32 degrés. On est sur une anormalité sur le plan climatique. On a quasiment 10 degrés d’écart avec la normale saisonnière. Et 10 degrés, ça change tout. »

2017-2018 : déjà des anomalies inquiétantes

« Ce qui est important, c’est d’essayer de prendre un peu de hauteur et de recul sur ces dernières années et comprendre que ce n’est pas l’année 2022 qui a changé les choses. C’est vraiment une situation qui est en train de s’installer, qui prend son temps. En 2017, la sécheresse a été historique. Elle a duré jusqu’au 26 décembre 2017. Et on a basculé en quelques jours sur trois semaines de précipitations intenses qui ont généré les crues de janvier 2018 sur la Seine, notamment. Mais il faut comprendre que cette pluviométrie qui est tombée en janvier, elle-même était un record absolu. C’est-à-dire qu’on était sur le double quasiment de la pluviométrie que l’on a eue lorsqu’il y a eu la crue de janvier 1910 à Paris. La différence, c’est qu’on a aujourd’hui des infrastructures hydrauliques, des grands barrages écrêteurs qui, en amont, permettent de retenir 810 millions de mètres cubes.

« On met la France sous un sèche-cheveux. »

Emma Haziza

Donc, on n’a pas eu les mêmes résultats sur le territoire même s’il y a eu des dommages. On a su au fur et à mesure construire une société de plus en plus résiliente à ces grands événements. Par contre, on s’attendait à être serein en 2018, avec un hiver particulièrement pluvieux et un excédent dans les recharges des nappes phréatiques de plus de 30 %. Mais c’était sans compter le fait qu’en juillet 2018 on a eu trois semaines de canicule. Et donc on met la France sous un sèche-cheveux. Ce sèche-cheveux va faire s’évaporer les sols avec des dommages agricoles. Il a une atteinte sur le bâti. Il a aussi des conséquences sur le vivant (humains et animaux). Et cette année 2018 a fini par être une nouvelle année historique de sécheresse avec un scénario totalement différent de celui de l’année précédente. »

2019 : de fortes chaleurs avant même le début de l’été

« Et puis, 2019, c’est vraiment le mois de juin qui nous raconte encore quelque chose de nouveau. Juin 2019 : on découvre qu’on peut avoir 42 degrés à Paris et que nos systèmes de climatisation ont leurs limites. Et qu’à un moment donné, on n’est pas capables de les dépasser. On l’a vu dans les hôpitaux parisiens. On l’a vu dans des bâtiments qui ne sont pas adaptés à ces températures lorsqu’on a dû reporter l’épreuve de brevet des collèges. C’est assez symptomatique de notre inadaptabilité. Mais si on regarde 2 ans plus tôt, on avait déjà eu une vague de chaleur en juin 2017.

On avait 96 % du territoire touché par une vague de chaleur. Sauf qu’on était en niveau de canicule jaune à parfois orange. Et puis on a commencé à basculer sur du orange plus largement et quelques pointes rouges. Cette année 2022, au mois de juin, on s’est retrouvé, avant même le jour de l’été, avec une France qui vivait une canicule en niveau rouge. La différence de cette année et de 2020, c’est que nous n’avons pas eu de recharge de nos nappes hivernales. On a eu des « non hivers » ces dernières années. On n’a plus d’automne, on n’a plus d’hiver. »

« Il faut avoir un cerveau agile, on n’a pas le choix »

« On a trop eu cette image d’une France qui allait se transformer tranquillement, sereinement. Où le changement climatique viendrait du Maroc, traverserait l’Espagne. Que le Bordelais, on finirait par le faire en Champagne. Et on ferait sans doute du champagne en Grande-Bretagne. Certains étaient déjà en train d’investir dans les terres. Sauf que cette année, on a eu plus de 40 degrés outre-Manche. Tous ceux qui, en prévision du dérèglement climatique, ont acheté leur lopin de terre en Bretagne déchantent. La Bretagne a dépassé les 40 degrés cet été. Donc il faut changer et avoir un cerveau agile. On n’a pas le choix, c’est quelque chose d’essentiel.

Il y a des paradoxes : il faut végétaliser massivement les villes car l’arbre est le meilleur climatiseur naturel qui existe. Son objectif, c’est de rafraîchir l’air. Il marche très bien sur les îlots de chaleur. Sauf que, si on végétalise massivement des villes, et que derrière on a un arrêté préfectoral qui interdit d’arroser ces espèces d’arbres qu’on vient juste de planter. Hé bien, c’est tout un ensemble de végétalisations qui meurt. Cela signifie que lorsqu’on a moins d’eau, on doit prioriser cette eau. On doit réfléchir à qui on doit donner cette eau. Est-ce qu’on la donne à la végétalisation pour limiter ces îlots de chaleur urbains ? Est-ce qu’on la conserve pour des usages ? Ce sont des questions qu’on doit se poser tous ensembles. »

De l’importance de prendre conscience de « l’eau d’ailleurs »

« La Chine vient de connaître une sécheresse historique. Les géants mondiaux de l’eau que sont le Canada et le Brésil viennent de vivre des sécheresses historiques. Au Brésil, 71 % de son énergie est fournie par ses barrages hydroélectriques. En Chine, on a des territoires comme le Sichuan où on monte à plus de 90 % d’énergie fournie par ces barrages hydroélectriques. Or, ces barrages sont vides. Résultat : en Chine, on a un arrêt des usines de 2 jours par semaine dans un premier temps, parfois complètement. Car, là-bas, si on n’a plus d’eau, bien souvent il n’y a plus d’énergie derrière.

« Nous sommes dépendants des sécheresses d’ailleurs. »

Emma Haziza.

Et donc cela veut dire que c’est toute la supply chain qui derrière va être touchée. Nos ordinateurs vont être livrés avec plusieurs mois de retard par exemple. Cela nous montre notre dépendance aux sécheresses d’ailleurs. Dans notre quotidien, au-delà de la douche ou du bain, on a tous très bien compris l’usage de l’eau. Mais, le vrai défi est de comprendre l’eau que l’on utilise d’ailleurs. Comment on est dépendant de cette eau d’ailleurs. Cela se passe à travers notre nourriture, nos habits… Si l’Inde ne peut plus alimenter en eau son industrie textile, s’il n’y a plus assez de nourriture produite ailleurs pour qu’on puisse l’importer, etc.

Prenons l’exemple de la Californie, premier État exportateur agricole aux États-Unis. Toute ses infrastructures (chemins, voies ferrées) ont été construites et pensées pour ça et exporter cette nourriture vers le reste du pays. 80 % de l’Américain moyen mange à partir de ce qui est produit en Californie. Mais si on a une chute drastique des rendements en Californie, il va aller se servir sur le marché international. En effet, l’eau est un bien qui a beaucoup de mal pour pouvoir bouger mais qui se balade très bien dans les libre-échanges. Donc il faut comprendre que pour construire une stratégie de résilience, cela passe par la plus grande indépendance possible. Il faut pouvoir se nourrir majoritairement à partir de produits locaux. Il faut s’habiller avec des vêtements made in France, etc. C’est toute notre économie que l’on doit repenser en prenant conscience de cette eau qui est cachée dès qu’on importe quelque chose. »

Emma Haziza est également la fondatrice de Mayane, un centre de recherche pour la résilience et l’adaptation des territoires face aux risques majeurs et au changement climatique.

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