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COP26 : « L’histoire ne pardonnera pas un échec »

Fondée en 1974 pour gérer les stocks d’or noir, l’Agence internationale de l’énergie appelle désormais à sortir du pétrole, gaz et charbon. Avant la COP26, son directeur exécutif, Fatih Birol, détaille à WE DEMAIN le « marathon » qui nous attend pour décarboner tous les secteurs d’ici à 2050.

Le 15/10/2021 par Frederic Joignot
La COP26 est un rendez-vous historique rappelle Fatih Birol
La COP26 est un rendez-vous historique, rappelle Fatih Birol. (Crédit : Édouard Caupeil/Pasco)
La COP26 est un rendez-vous historique, rappelle Fatih Birol. (Crédit : Édouard Caupeil/Pasco)

Une « tâche herculéenne » attend l’humanité. Elle commence « dès aujourd’hui ». Elle est ambitieuse et précise : zéro émission carbonée d’ici à 2050. Qui défend ce programme écologiste radical ? Fatih Birol, le directeur exécutif de l’Agence internationale de l’énergie (AIE), l’institution en charge de coordonner les politiques énergétiques des pays importateurs de pétrole, aujourd’hui responsable de l’expertise énergétique pour les 130 pays de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques). En mai, elle publiait une feuille de route qui a estomaqué le monde entier. À la veille de la COP26, Fatih Birol nous prévient : « Nous ne pouvons pas échouer. »

Cet article a initialement été publié dans WE DEMAIN n° 35. Un numéro toujours disponible en kiosque et sur notre boutique en ligne.

Votre feuille de route prévoit la neutralité carbone d’ici à 2050. Nous en sommes très loin aujourd’hui…

Fatih Birol : Aujourd’hui, le secteur énergétique représente les deux tiers des émissions de carbone responsables du changement climatique. Ces émissions proviennent de la combustion du charbon, du pétrole et du gaz. C’est la situation actuelle. Or, tous les rapports scientifiques, et bien sûr le GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) nous alertent sur le fait que pour éviter des conséquences irréversibles dues au changement climatique, l’augmentation de la température moyenne mondiale ne doit pas excéder 1,5  °C comme mentionné dans l’accord de Paris de 2015.

Mais pour cela, il faut que les émissions de dioxyde de carbone diminuent drastiquement et que nous atteignions la neutralité carbone d’ici le milieu du siècle. C’est-à-dire que tout va dépendre de ce qui va se passer dans le secteur de l’énergie. Et que nous devons changer radicalement notre façon de produire et d’utiliser l’énergie… Voilà pourquoi l’AIE a fait ce rapport, qui nous a demandé huit mois de travail, la première feuille de route complète qui propose de ramener concrètement, en prenant des décisions fortes, le bilan des émissions nettes mondiales à zéro d’ici à 2050.

C’est historique !

C’est une première, oui. Même si nous avons commencé d’y réfléchir il y a douze ans, dans le World Energy Outlook 2009 de l’AIE. À l’époque, alors que le monde commençait à se remettre de la crise financière mondiale et de la récession, nous avons mis en évidence une « fenêtre d’opportunité sans précédent, mais relativement étroite, pour prendre des mesures afin de concentrer les investissements sur les technologies à faible émission de carbone ». Pour illustrer cette fenêtre d’opportunité, nous avons inclus un nouveau scénario pionnier, appelé le scénario 450, identifiant une voie claire pour limiter la concentration à long terme de gaz à effet de serre dans l’atmosphère à 450 parties par million d’équivalent CO2, un objectif qui reflétait le consensus scientifique de l’époque.

Je me souviens bien des réactions en 2009, alors que j’étais le nouvel économiste en chef de l’AIE. Il s’agissait du premier scénario de ce type pour le secteur de l’énergie à être tracé de manière aussi détaillée. Cela a suscité les éloges de certains, mais d’autres se sont également demandé pourquoi nous avions inclus un scénario aussi radical. L’AIE avait-elle perdu ses repères ? Son rôle n’était-il pas de se concentrer sur la sécurité pétrolière, pas sur les questions climatiques ?

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Cette fois, et avant la COP26, vous allez encore plus loin…

Notre institution est l’autorité mondiale de l’énergie. Il était de notre responsabilité, et de la mienne en tant que directeur exécutif, d’offrir une feuille de route précise pour atteindre cet objectif vital pour notre planète. Une tâche herculéenne nous attend. Il nous reste peu de temps. Si l’humanité se mobilise dès aujourd’hui, elle est réalisable. C’est cette urgence qui m’a motivé. Aujourd’hui, je suis satisfait, parce que nous avons rencontré de puissants soutiens dans le monde, du pape François au GIEC, du fonds d’investissement Black Rock au ministre de l’Énergie de l’Inde. Il se produit une conjonction des planètes. Les États-Unis sont de retour dans l’accord de Paris. De nombreux gouvernements de l’Union européenne, du Brésil, de la Chine, de la Corée, du Japon se sont engagés à la neutralité carbone en 2050. C’est une très bonne chose…

Il est important de comprendre que notre feuille de route est conçue pour éclairer les débats essentiels sur l’énergie et le climat dans les sociétés du monde entier et informer les décideurs politiques afin qu’ils comprennent les implications de leurs actions, et de leur inaction. Notre scénario définit une voie vers le zéro net d’ici à 2050. Nous ne prétendons pas que ce soit la seule. Chaque pays tracera sa propre voie. L’AIE est prête à aider les pays à concevoir leurs propres feuilles de route nationales et à soutenir la coordination et la coopération internationales qu’une transition mondiale réussie vers le zéro net nécessitera.

Quels sont les grands principes de l’action radicale que vous préconisez ?

Réaliser l’objectif d’émissions nettes nulles à 2050 impose d’abandonner l’exploitation de nouvelles ressources en pétrole, d’oublier dès maintenant tout nouveau projet de mine de charbon dans le monde, tout nouveau projet d’exploration pétrolière et gazière. Il faut faire chuter d’ici à 2050 la demande de pétrole de 75  % et celle du charbon de 90  %. Parallèlement, nous encourageons le déploiement immédiat et massif de toutes les technologies énergétiques propres et efficaces disponibles. Cela comprend l’énergie solaire photovoltaïque, en vue d’ajouter chaque année 630 gigawatts en capacité installée d’ici à 2030, et ceux de l’énergie éolienne, avec 390 gigawatts de capacité additionnelle à installer à un horizon similaire, soit quatre fois le niveau record établi en 2020.

Ensuite, il faut passer au transport électrique. Aujourd’hui, les voitures électriques ne représentent que 5  % des ventes. Elles devront passer à plus de 60  % d’ici à 2030, et à presque 100  % en 2050. En 2050, 45  % des avions devront être alimentés par du biokérozène. Les ressources fossiles ne devront plus fournir que 1/5e de l’énergie tandis que la part des renouvelables, et surtout du solaire, passera à presque 70  %. Un effort mondial majeur devra être fait pour améliorer de 4  % par an, en moyenne au niveau mondial, l’efficacité énergétique. Voilà les grandes lignes du message. Pour réussir, nos experts ont déroulé un scénario passant par 400 jalons sectoriels et technologiques, décrivant comment et quand elles doivent être franchies…

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En attendant, en 2020, les investissements des pays du G7 ont été beaucoup plus importants dans les fossiles que dans les renouvelables…

Je suis très conscient du chemin qu’il reste à parcourir. L’AIE se concentre sur les données et l’analyse du monde réel. Nous connaissons mieux que quiconque l’écart entre la rhétorique d’aujourd’hui et la réalité d’aujourd’hui – entre la direction que prend le secteur de l’énergie et la direction qu’il doit prendre. Et nous pouvons voir les pièges qui se trouvent le long du chemin. À l’AIE, nous comptons chaque dollar dépensé pour l’investissement énergétique dans le monde. Cette année, l’investissement total dans l’énergie mondiale s’élève à 2 billions de dollars (1,69 billion d’euros).

La plus grande part va toujours aux énergies fossiles, mais cela a commencé de changer. Pour atteindre notre objectif zéro carbone, il faudra investir 5 billions de dollars (4,24 billions d’euros) dans les renouvelables d’ici à 2030, que ce soit dans le déploiement immédiat et massif de toutes les technologies énergétiques propres et efficaces disponibles, mais aussi dans l’innovation, qui est porteuse d’avenir, et qui créera des millions de nouveaux emplois…

Êtes-vous entendus par les investisseurs, les gouvernements ?

Je peux vous assurer qu’après la publication de notre rapport, de nombreux investisseurs privés et institutionnels importants, comme le patron du fonds d’investissement Black Rock, viennent vers nous. Ces investisseurs ont bien compris que nous sommes à un tournant historique, maintenant que 50 gouvernements du monde entier s’engagent dans des objectifs de neutralité carbone. Ces états, sous la pression des opinions publiques, envoient un signal fort au monde économique : « Investissez dans l’énergie propre, nous offrons des aides incitatives, nous poussons au changement. » Ils les préviennent aussi : « Si vous investissez dans les combustibles fossiles, faites attention, vous risquez de perdre de l’argent. »

Voilà pourquoi les investissements dans les renouvelables, l’innovation, l’efficacité énergétique, les voitures électriques se renforcent. Déjà, certaines grandes compagnies pétrolières investissent dans l’éolien off shore et le solaire. De nombreux énergéticiens aussi. Voyez EDF qui investit dans l’éolien à côté du nucléaire. Ils le font parce qu’il s’agit d’entreprises responsables, qui ont compris les dangers du réchauffement, mais aussi parce qu’ils savent que cela va leur rapporter de l’argent.

Vraiment ?

Le 30 mars, à mon initiative et celle d’Alok Sharma, le président de la COP26, s’est tenu le sommet Net Zero, qui a réuni les principaux leaders internationaux de l’énergie et du climat, publics et privés, de plus de 40 pays. Ils ont souligné que les efforts internationaux majeurs pour stimuler les politiques et les investissements en matière d’énergie propre peuvent apporter des avantages immédiats : une création massive d’emplois et des opportunités économiques qui peuvent mettre le monde sur une voie de reprise durable après la crise du Covid.

« C’est la plus grande opportunité économique que nous ayons jamais eue », a déclaré John Kerry lors de la séance d’ouverture du sommet. « Nous examinons le plus grand marché du travail jamais connu. Chaque tâche que nous avons – construire le réseau, l’énergie solaire, l’énergie éolienne, l’hydrogène, les batteries, passer aux véhicules électriques – créera des emplois. »

L’Europe est sur la bonne voie selon vous, avant la COP26 ?

L’Europe est l’un des leaders de la lutte contre le changement climatique. Intellectuellement et technologiquement. Tous les pays d’Europe se tournent vers les énergies renouvelables. Le solaire, l’énergie hydraulique, l’éolien, la bioénergie… Sans oublier, en France, le nucléaire, qui reste une technologie éprouvée produisant beaucoup d’électricité sans émission. Mais le problème est que l’Europe n’est responsable que de moins de 10  % des émissions mondiales annuelles. 90  % proviennent d’ailleurs, d’Amérique, d’Asie. Ce sont ces pays qu’il va falloir convaincre.

Et comment se comporte la Chine ?

La Chine est un des champions des énergies renouvelables. Presque partout dans le monde, l’énergie solaire est la source d’électricité la moins chère. J’appelle le solaire « le roi de l’électricité » sur les marchés mondiaux. Hier, c’était le charbon. Alors la Chine investit dans le solaire parce que c’est l’option la plus compétitive.

Comment voyez-vous l’Afrique dans ce scénario ?

En Afrique, 600 millions de personnes n’ont pas accès à l’électricité, ce qui a fait dire à Amani Abou-Zeid, le commissaire aux infrastructures et à l’énergie de l’Union africaine : « L’énergie propre offre la meilleure opportunité d’élargir l’accès à l’énergie, de réduire la pauvreté et de créer des emplois. »

Au sommet Net Zero, les discussions sur le besoin critique d’investissements accrus dans les énergies propres ont rappelé que l’accord de Paris comprenait des promesses de mobiliser 100 milliards de dollars par an en investissements pour les pays en développement. Le président de la COP, Alok Sharma a souligné que ces flux d’investissement ne devraient pas être considérés comme onéreux. « Il ne s’agit pas d’assumer des charges mais de partager des opportunités », a-t-il déclaré. « Passer à une économie propre profite à tous, en créant des emplois et en assainissant notre air. »

La rareté et le monopole des métaux rares ne vont-ils pas être un obstacle à la transition énergétique ?

En effet, une voiture électrique, un parc éolien, une centrale solaire est gourmande de matériaux critiques comme le lithium, le platine, le cobalt ou le cuivre. Malheureusement, l’exploitation minière de ces métaux essentiels est aujourd’hui concentrée, pour 75  %, dans trois pays. Cela ralentit le développement des renouvelables. Mais cela risque de changer. À l’AIE, nous avons publié une étude qui montre que les minéraux essentiels sont présents dans de nombreux autres pays. Nous engageons les compagnies minières, les compagnies du charbon à passer à la recherche et l’exploitation des matériaux critiques. Ce sera d’utilité publique et ils gagneront de l’argent.

Au-delà du solaire, sur quels renouvelables vous appuyez-vous ?

L’éolien sur terre et off shore… La France a beaucoup de potentiel off shore, l’Europe aussi. Sur le solaire, la Chine a pris le leadership. Sept panneaux solaires sur dix fabriqués dans le monde sont chinois. Pour l’éolien off shore, l’Europe doit devenir leader. La France, les Pays-Bas, le Danemark et l’Angleterre produisent non seulement de l’énergie pour eux-mêmes, mais aussi de la technologie. Ils pourront l’exporter vers d’autres pays. Solaire, éolien, hydroélectricité, bioénergie : nous avons besoin de toutes les technologies propres pour réussir.

Nous avons besoin de toutes les technologies d’avenir, dans un monde où tous les pays avancent et cherchent dans la même direction. Ce sera difficile sur tous les plans, économique, technologique, politique. Mais nous devons le faire. Nous n’avons pas d’autre option. Nous ne pouvons plus échouer.

Quel sera le prix à payer si nous échouons ?

Catastrophique ! Toutes les analyses sont sur la table. Incontournables. Vous avez vu le dernier rapport du GIEC. Nous faisons le même constat à l’AIE. Il faut s’attendre à des coûts économiques colossaux du fait des dérèglements naturels, mais surtout à des coûts humains inacceptables. Voyez les ravages qu’ont fait les vagues de chaleur, les canicules, les incendies géants au Canada ces dernières semaines, et en Irak aujourd’hui : 52 °C à l’ombre à Bassora… J’ai échangé avec le Premier ministre irakien. L’Irak vit dans le noir. Le système électrique du pays s’est effondré à cause des climatiseurs.

Et quand le système électrique s’effondre, il n’y a plus d’eau non plus. Imaginez des millions de personnes sans eau, sans électricité, par 52  °C. Ce sont là des répercussions directes des changements climatiques. Cela ne fait que commencer, hélas…

Je ne suis pas climatologue, mais le GIEC parle des évolutions de la décennie passée, il sous-estime peut-être les conséquences et le rythme du réchauffement, qui semble s’accélérer depuis quelques années. Je crains qu’il survienne plus tôt, nous frappant plus durement encore. Et vous savez, cela me pèse sur les épaules, je sais que le secteur de l’énergie est le principal responsable de ce qui se passe. Nous devons le faire évoluer pour arrêter ça. Nous n’avons plus de temps à perdre.

Qu’attendez-vous de la COP26 ?

L’Amérique est de retour dans l’effort mondial, nous connaissons un incroyable élan positif. Amérique, Europe, Chine, Japon, Afrique, tout le monde est à bord. La COP26 de Glasgow est décisive. J’ai demandé au gouvernement anglais que le tournant mondial de l’énergie soit le principal pilier des discussions. J’essaie de construire un pont entre l’accord de Paris, avec ses exigences de maintenir le réchauffement à 1,5  °C, et la COP26. Si seulement nous retrouvions la mobilisation enthousiaste que nous avons réalisée à Paris. J’espère que, cette fois, nous prendrons des engagements juridiquement contraignants pour les pays signataires.

Le grand problème vient du fait que l’effort fait en Europe et dans plusieurs pays pour passer aux énergies décarbonées ne suffit pas. Cela doit se faire en Inde, Indonésie, Afrique, Chine, Amérique latine, car les émissions proviennent aussi de ces pays. Et les émissions produites à Jakarta, à Lille, à Détroit ou à Johannesburg ont le même effet sur la planète. Les émissions n’ont pas de passeport. Nous sommes tous lancés dans un marathon contre la catastrophe.

Tout le monde doit participer, et franchir la ligne, sinon personne ne gagne. Avant cette COP26, nous sommes parvenus à un moment critique de l’histoire mondiale. Sur une Terre elle-même en état critique. Si un grand pays traîne les pieds, tout le monde échoue. Il n’y a pas d’option pour échouer à Glasgow. Le pays qui ne voudra pas faire partie de la solution, l’histoire ne lui pardonnera jamais. Quel qu’il soit. Je le dis très solennellement. 

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