Partager la publication "L’Élysée sur Twitch : « Une utilisation rudimentaire et primaire des réseaux sociaux »"
« Faites une vidéo pour ré-expliquer les gestes barrières et si vous avez 10 millions de vues, vous venez tourner à l’Élysée. » Face caméra, le 19 février, Emmanuel Macron met au défi McFly & Carlito, duo de YouTubeurs parmi les plus influents de France. Le 24 février, c’est au tour du porte-parole du gouvernement Gabriel Attal de lancer l’émission #SansFiltre, en direct sur Twitch aux côtés d’influenceurs comme Enjoy Phoenix. Un rendez-vous qui fait suite à des live Instagram organisés chaque dimanche depuis fin octobre.
Le gouvernement semble prendre un tournant dans sa communication en misant sur les réseaux sociaux utilisés par la jeunesse, et leurs influenceurs stars. Mais est-ce vraiment un moyen efficace de s’adresser aux jeunes ? Philippe Moreau-Chevrolet, expert en communication politique et professeur à Science Po décrypte ces nouveaux usages.
- WE DEMAIN : Ces derniers mois, plusieurs membres du gouvernement se sont rapprochés d’influenceurs pour faire passer leurs messages. Ces derniers sont-ils en train de devenir un outil clé dans la communication politique ?
Philippe Moreau-Chevrolet : Non. Cela veut juste dire qu’ils sont en campagne pour l’élection présidentielle de 2022. Si on regarde le travail qu’a fait le gouvernement depuis quatre ans, il y a très peu d’utilisation des réseaux sociaux. Ce changement de rythme avec les influenceurs, avec des nouveaux formats sur Twitch ou YouTube sous prétexte de faire passer un message sanitaire, correspond en fait à l’entrée dans une campagne électorale.
C’est vraiment une constante chez les politiques français. Les réseaux sociaux ne les intéressent pas. Ils en ont peur. Par exemple, François Hollande a fait campagne sur les réseaux sociaux et, dès qu’il est arrivé au pouvoir, il a interdit à ses ministres d’utiliser Twitter. C’est pareil avec Emmanuel Macron. Pendant tout le premier confinement et jusqu’à maintenant il a fait essentiellement des interventions enregistrées à la télévision et diffusées à 20h.
Il utilise la communication des années 80.
Il en est sorti car, en périodes de campagne, les politiques investissent massivement les réseaux sociaux. Ils savent que c’est là que les gens sont, ils sont obligés d’y aller, ils modernisent leur pratique, ils mobilisent des influenceurs… Dans une démarche qui, comme elle n’est pas préparée et ne correspond pas au vrai usage, est très publicitaire.
C’est le cas de l’action avec Mcfly & Carlito. On est dans une opération qui vise à donner une image « feel good » du Président de la République, avec des influenceurs connus pour passer un moment sympa, et faire de la quantité.
- Le gouvernement utilise donc les influenceurs de la même manière qu’une marque pourrait le fait pour commercialiser un produit ?
Absolument. C’est tout à fait la même logique. Le gouvernement fait exactement la même chose avec McFly & Carlito qu’aurait pu le faire Danone ou Nestlé. Ils veulent faire passer un message, en l’occurrence « mon président est sympa ». Ce qui intéresse dans le fond c’est le volume.
Après, on joue sur la fibre politique et citoyenne de McFly & Carlito pour leur faire faire cela gratuitement, mais en réalité c’est un énorme cadeau qu’ils ont fait à la campagne électorale de Macron pour 2022. 10 millions de vues sur une vidéo, une deuxième vidéo feel good d’anecdotes avec le Président, chez-lui, et il y en aura peut être même une troisième avec un gage si jamais il ne répond pas comme il faut. Si j’étais une marque, je serais hyper content !
En revanche, je ne pense pas que l’impact sur le vote soit déterminant. Mais, dans la logique de l’Élysée, qui est une logique publicitaire, c’est une énorme réussite. Après, ce qu’a essayé Gabriel Attal est plus intelligent, mais ça a été mal fait. Il aurait dû parler directement sur Twitch et répondre aux questions.
- Les politiques français ne savent donc pas utiliser les réseaux sociaux ?
Ce qui distingue en partie la stratégie française en matière de réseaux sociaux, c’est sa faible maturité. On est face à une utilisation très rudimentaire et primaire des réseaux. Il n’y a pas d’attribution d’équipe spécialisée dans le data mining, avec des stratégies sophistiquées…
Les politiques convoquent des influenceurs pour pouvoir dire « attention, regardez, on a fait X millions de vues ». Ils cherchent à créer le sentiment qu’il y a une dynamique derrière le candidat, une mobilisation, une forme de popularité. Cela donne un vernis de jeunesse et de modernité.
Gabriel Attal, il ne fait pas un Twitch comme Samuel Étienne, depuis chez-lui avec un format original, en essayant de créer un lien avec le public (depuis le 18 décembre 2020, le journaliste Samuel Étienne tient une revue de presse quasi-quotidienne à 9h30 sur la plateforme Twitch, ndlr). Ça ne l’intéresse pas. Lui fait un live à l’Élysée, qui ressemble à une émission télévisée – parce que c’est le seul modèle qu’il a –, avec Enjoy Phoenix, parce qu’il faut quelqu’un qui ait de l’audience pour justifier la démarche.
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- Il y a tout de même l’exemple de Jean-Luc Mélenchon, qui est un pionnier dans l’utilisation des réseaux sociaux et qui a développé ses propres formats…
Oui, Mélenchon a été la grande exception. Cela tient au fait qu’il s’entourait de communicants jeunes et avec peu de moyens. On peut accuser Mélenchon d’avoir des idées ringardes, mais dans ses pratiques, ils est beaucoup plus moderne que la plupart de ses concurrents.
C’est aussi une question d’entourage. Et le problème c’est que les politiques s’entourent d’apparatchiks. Ils sont essentiellement là non pas pour produire de bonnes campagnes mais pour limiter la prise de risque, ce qui n’est pas compatible avec la logique des réseaux sociaux.
Encore une fois, quand Samuel Étienne fait sa revue de presse, ce qui fait que cela marche, c’est qu’il prend un risque. Il fait cela par passion et quelque part il y a une vraie sincérité.
C’est cela qui manque chez les politiques français, ce respect du média que sont les réseaux sociaux.
- Y-a-t-il une différence dans le traitement et l’utilisation des réseaux sociaux par des politiques de pays étrangers ?
Dans d’autres pays, les politiques utilisent les réseaux sociaux de manière naturelle. En Italie, Matteo Salvini se filme sur YouTube avec son téléphone, il parle aux gens en direct et il fait son petit reportage militant.
C’est comme si les politiques français avaient besoin en permanence d’accompagnement pour être sur les réseaux sociaux. Un politique doit utiliser les réseaux lui-même.
Aux États-Unis, Alexandria Ocasio-Cortez se filme elle-même. Parfois, elle fait ses bilans politiques en même temps que sa recette de cuisine. Jacinda Ardern, première ministre de Nouvelle-Zélande, réélue avec 82 %, ce qui n’est pas banal, fait les comptes-rendus de sa journée de travail après avoir couché ses enfants depuis son canapé. Et elle explique aux gens pourquoi il faut reconfiner telle zone, etc. C’est quelqu’un qui fait cela simplement. C’est une question de compréhension des réseaux sociaux, d’amour ou pas pour les réseaux.
En France, les politiques ne les aiment pas, parce qu’ils ne maîtrisent pas. Ce qu’ils veulent c’est des univers médiatiques qu’ils maîtrisent, codifiés. Donc, c’est pour cela qu’ils reproduisent sur un plateau Twitch une interview classique.
Mettez une vidéo d’Ocasio-Cortez qui parle et qui fait à manger et une autre de Gabriel Attal avec Enjoy Phoenix et vous aurez un résumé de la situation ! (À voir ci-dessous, ndlr) Vous aurez le patronage et la kermesse d’un côté et une professionnelle de l’autre.
- Les influenceurs et leur communauté peuvent-ils tout de même avoir un pouvoir de pression sur le gouvernement ? Par exemple, l’influenceuse MyBetterSelf avait été invitée par Elisabeth Moreno, ministre déléguée chargée de l’Égalité femmes-hommes, de la Diversité et de l’Egalité des chances, après sa publication sur la précarité menstruelle dans le but d’aboutir à la gratuité des protections menstruelles. Le gouvernement a annoncé la semaine dernière la gratuité de ces protections pour les étudiantes à partir de septembre. Peut-on y voir un lien ?
On peut penser que l’influenceuse a pu peser. Ce qui peut marcher, c’est une influenceuse ou un influenceur avec un agenda politique. C’est-à-dire qu’il y a un marchandage. Si j’avais un conseil à donner aux influenceurs c’est, quand ils sont démarchés par un politique, de demander quelque chose en échange et de n’accepter de donner de la visibilité et du temps qu’en échange de quelque chose de concret.
Un exemple de quelqu’un qui a super bien négocié cela, c’est Martin Hirsch. Pour des raisons purement marketing, Nicolas Sarkozy le voulait dans son gouvernement. Martin Hirsch a dit « très bien, je viens. Mais je veux le RSA. Je veux la garantie que je peux le faire. Je veux une administration dédiée et je veux un budget pour le faire ». Il a mis un rapport de force, ce qui fait qu’il a obtenu effectivement ce qu’il était venu faire. Là où Nicolas Hulot a très mal géré, c’est qu’il est arrivé sans agenda, avec des propositions extrêmement vagues. Il n’a rien demandé véritablement en échange de son engagement et il s’est fait balader.
Pour McFly & Carlito c’est un peu pareil. Au fond, en terme d’audience, cela va certainement les faire décoller un petit peu mais ce n’est pas non plus un bouleversement. Ils risquent de perdre beaucoup de soutien. Et qu’auront-ils obtenus en échange ? De l’argent pour une cause – ce qui est bien, parce que l’argent va aider les jeunes défavorisés –, mais pas grand chose de politique. Alors qu’ils auraient pu dire, tout à fait légitimement, « très bien, on fait cette opération là, on vous aide pour votre campagne en 2022, en revanche on veut défendre telle ou telle mesure ». Et comme le politique est désespéré et qu’il a besoin de lien avec la société civile, on peut obtenir beaucoup en vérité.
Il ne faut rien faire gratuitement pour un politique. Il faut demander des choses et être sûr de les obtenir avant de s’engager.
C’est là où les influenceurs doivent devenir très vite matures. C’est-à-dire qu’il faut qu’ils gèrent les politiques comme ils gèrent les marques. Quand une marque vient leur demander quelque chose, il y a une contrepartie. Donc, quand les politiques viennent les voir, il faut qu’il y ait une contrepartie, qui peut être citoyenne.