Partager la publication "Thierry Mallet : « Il faut une offre de transports partagés plus importante en périphérie des villes »"
Tels les prémices d’une révolution, les nouveaux enjeux de mobilité deviennent une priorité. La pandémie de Covid et les différents rapports alarmistes du GIEC ont incité ces deux dernières années au succès des solutions de mobilités douces en centre-ville. Mais la part de la voiture dans le quotidien des Français reste encore très largement majoritaire. Simplement cela résulte des politiques de schémas directeurs d’aménagement et d’urbanisme, déjà bien anciens, décidés par l’État dans les années 60. Des schémas qui ont été suivis des premières lois de décentralisation, en 1982, qui donnaient aux régions aux départements et aux collectivités les pouvoirs afin d’organiser la circulation de chacun sur leur territoire.
Aujourd’hui, la symbolique de liberté associée à la voiture n’est franchement plus d’actualité. Les transports partagés, la mobilité douce… deviennent une exigence pour le plus grand nombre de nos concitoyens : simplement, des solutions alternatives afin d’assurer une transition douce et durable sont perfectibles. Ainsi, Thierry Mallet, Président-directeur général du Groupe Transdev, opérateur de transports présent dans 18 pays, a publié un ouvrage, Voyage au coeur de la mobilité, édité au Cherche-Midi*.
WE DEMAIN : Qu’est-ce qui pique le PDG de Transdev d’écrire un beau jour un livre sur la mobilité ?
Thierry Mallet : C’est un sujet que je vis au quotidien car c’est le métier du groupe Transdev : transporter des passagers. Le but n’est pas simplement de regarder comment nos cars ou nos trains roulent et transportent des voyageurs, mais aussi se poser la question de comment nous nous insérons et intégrons dans la société. Le rôle que nous pouvons et devons exercer profondément sur les enjeux de mobilité. J’ai voulu transmettre mes questionnements et mon expérience dans un livre. Cet ouvrage, Voyage au coeur de la mobilité, se veut une ouverture, une réflexion. Ce n’est pas une solution définitive. J’ai tenté de comprendre comment s’organise la mobilité aujourd’hui et quelle est la relation entre la mobilité et l’urbanisme, voire l’humanité.
Pourquoi aussi la voiture est-elle devenue progressivement totalement indispensable et que peut-on imaginer demain pour réduire sa place, alors qu’ensuite, il y a clairement un enjeu de cohérence et de cohésion sociales. C’est bien sur ensuite un enjeu écologique car c’est un facteur très important d’émissions de CO2. Il s’agit d’ailleurs d’un des secteurs dans lesquels les émissions sont bien sur augmentation historiquement. Cela tient aussi au fait aussi que l’on se déplace de plus en plus et de plus en plus souvent. Je suis certain que nous n’allons pas diminuer nos envies ou nos besoins de mobilité dans le futur. Nous nous ne déplaçons pas pour le plaisir de se déplacer : 60 à 70 % des déplacements sont le simple fait de se rendre sur son lieu de travail ou pour rejoindre écoles ou universités. Et bien sûr aussi : voir ses amis, sa famille, répondre à des rendez-vous professionnels ou médicaux, partir en vacances…
Pourquoi la voiture est-elle à ce point dominante en France ?
Lorsque nous analysons les parts modales de mobilité, non pas en déplacements mais en nombres de kilomètres parcourus, nous constatons une très grande domination de la voiture. Les dernières analyses concernant la France, datées de 2018, constatent que la voiture individuelle est utilisée à 83 % dans les déplacements du quotidien ; les transports publics étant à 11 %, le vélo à 1 % et la marche à 3 %… Nos voisins européens n’ont pas les mêmes usages ; ainsi, en Allemagne, la part des transports publics est 50 % plus importante que dans l’Hexagone (17 % du total outre-Rhin).
Pourquoi une telle différence ? En Allemagne, l’offre des transports en commun est beaucoup plus importante en périphérie des villes. Outre-Rhin, il y a trois fois plus d’offres de transports publics dans les zones autour des métropoles. Aujourd’hui, en France, nous avons une très belle offre dans les centres urbains ; mais l’ offre reste très faible dès que nous en sortons. Il n’y a pas de solution déployée dans ces aires urbaines, proches des métropoles, donc, précisément, là où les plus modestes d’entre nous vivent. C’est évidemment un problème et une injustice. Pourtant, des solutions existent et ne demandent qu’à être déployées. Il s’agit trains aux services fiables (à l’heure, cadencés, avec la sécurité nécessaire aux voyageurs comme pour nos collaborateurs). Ou encore des bus ou cars à haut niveau de service, des parkings-relais, etc.
A quel niveau faudrait-il faire reculer la part de la voiture et, surtout, comment ?
Oui, la voiture est importante. Oui, la voiture va rester forcément indispensable demain. Mais si son usage était réduit à 60 %, ce serait déjà formidable ! La mobilité reste une vraie difficulté pour beaucoup. 75 % des Français se plaignent de ne pas pouvoir se rendre facilement sur leur lieu de travail. Un quart a déjà refusé un emploi car la question du déplacement était trop complexe. Il ne faut pas perdre de vue que le recours aux transports publics n’est pas lié à une question de prix mais à des facilités de fonctionnement. Le transport public est toujours moins cher : avec un abonnement, c’est en moyenne sept fois moins onéreux que la voiture. Même en mettant les transports en commun gratuits, cela ne changera pas les choses drastiquement. Restera toujours la question de la fiabilité et de la praticité.
Il faut, nécessairement, que ce soit une alternative crédible. Si prendre un car, un train… manque de fiabilité (retards, grèves, etc.) ou si le temps de déplacement est supérieur à une fois et demie le temps de déplacement en voiture, alors ce n’est pas une alternative crédible aux yeux des Français. Ce qui crée le transfert de la voiture vers les autres modes de transport, c’est l’offre de service. Cela veut dire un bon cadencement (15 voire 30 minutes en heure de pointe), une amplitude horaire importante (6h-22h), un certain confort, etc. Un trajet bondé donnera l’impression que le temps est bien plus long qu’il ne l’est en réalité.
Avez-vous des exemples où l’amélioration des transports a favorisé ce transfert entre voiture et transports en commun ?
Oui, dans la région de Düsseldorf, en Allemagne, le fait d’améliorer différentes lignes de trains avec une bonne offre de qualité de service a fait toute la différence. Nous sommes passés de 500 personnes à 23 000 personnes par jour rien qu’en améliorant le service existant. De même, à Bordeaux, nous avons lancé une nouvelle ligne de cars entre Bordeaux et Créon [commune en périphérie située à environ 30 km au sud-est, ndlr]. Depuis son démarrage en 2019, nous avons mille personnes par jour. Ces passagers ont abandonné leur voiture pour parcourir 30 km. Ce n’est pas plus rapide, mais c’est un car, donc tous les voyageurs sont assis. C’est confortable, avec des prises USB, le WiFi et cela permet aux utilisateurs d’économiser 200€ par mois d’essence [chiffre avant la crise actuelle, ndlr]. C’est substantiel comme économie.
Le défi est donc l’amélioration des transports en commun en périphérie des villes, à la limite des zones rurales ?
La question n’est pas de créer un maillage fin car, dans ce cas, nous ne pouvons pas maintenir une vraie qualité de service à coûts raisonnables. Aujourd’hui, il est indispensable de créer des axes structurants en périphérie, à l’instar de ce qui a été fait en Allemagne. Sur ces axes, nous avons un très bon cadencement et une bonne qualité de service. Ensuite, il convient d’organiser le rabattement sur ces axes, afin de se rapprocher au plus près du domicile de nos clients-voyageurs. Cela peut-être d’autres solutions de transports, mais cela peut aussi être l’utilisation de la voiture individuelle, qui n’est pas l’ennemie. Sur un trajet de 30 ou 40 km (en France, le trajet moyen domicile-travail est de 34 km), s’il n’ y en a plus que 10 à circuler en voiture, éventuellement en covoiturage, c’est déjà un vrai gain. De budget et de réduction de l’empreinte carbone. Notre volonté n’est pas d’éliminer totalement la voiture, mais en réduire son usage.
Ainsi, nous avons créé un parking à Briis-sous-Forges dans le sud de la région parisienne. C’est non loin du péage de Saint-Arnoult-en-Yvelines. En moyenne, les utilisateurs vivent à10 km aux environs. Ils s’y garent et prennent ensuite des cars à haut niveau de service qui se rendent à la gare de Massy à une vingtaine de kilomètres. Le transfert dure seulement 20 minutes car il y a une voie dédiée – sur la partie finale du trajet – sur l’autoroute A10. Massy est, ainsi, la plus importante gare en dehors de Paris, avec accès TGV, RER, transilien, bus , etc. L’intérêt de ce système intermodal est primordial pour les territoires desservis. Aujourd’hui, la demande est devenue tellement importante, que nous employons désormais des cars à impériale [deux étages, ndlr]. Chaque matin, le cadencement s’organise toutes les 5 minutes. Nous réfléchissons même à étendre le parking, qui est surveillé toute la journée. Demain, avec des voies dédiées, les personnes pourront peut-être opter pour le vélo électrique plutôt que la voiture pour rejoindre ce parking. Et nous opérerons des bus solidaires, du transport à la demande, du covoiturage, etc.
Quels pays sont des exemples en la matière ?
Je pense à des pays qui ont été plus ambitieux que nous sur l’urbanisme. Des pays qui interdisent par exemple le développement de constructions à des distances trop importantes. C’est le cas du Danemark, de la Finlande ou encore de la Suède. Ils ne laissent pas faire des constructions loin d’une gare à haut niveau de service. Cela a tendance à faire un habitat plus dense qui rend plus facile la desserte plutôt que l’habitat pavillonnaire qui a été favorisé en France dans les années 70-80. La conséquence ,c’est que leurs habitants sont souvent éloignés d’une gare et des services. L’exemple allemand est aussi très inspirant.
C’est vrai aussi en Colombie. Les autorités y ont fait le choix d’avoir très rapidement un système de transports en commun très efficace. Cela empêche le développement de la voiture. C’est le cas à Bogotá, ville de 12 millions d’habitants, où la part des transports publics atteint plus de 60 % grâce au TransMilenio. Ce BRT, Bus Rapid Transit (30 km/h en moyenne), est opéré par Transdev. Ce sont des bus en site propre de 27 mètres qui transportent 2,5 millions de personnes chaque jour. Soit autant que le RER A et B cumulés à Paris. C’est très inspirant pour les pays en voie de développement, cela offre une solution alternative pour limiter la montée en puissance de la voiture.
Quid de la ville du quart d’heure ?
Je n’y crois pas. Même Singapour, qui est une ville-État, n’y croit pas. Selon eux, on peut avoir à 20 minutes des services essentiels (médecin, école, nourriture) mais pour aller travailler, il faut 40 minutes. Le trajet domicile-travail reste un élément extrêmement structurant. La capacité de s’assurer qu’on a un travail à côté de chez soi, est faible. Surtout quand on est un couple. Et on ne change pas forcément de domicile dès qu’on change d’emploi. La ville du quart d’heure me paraît donc une illusion, mais le fait d’avoir dans un rayon de 15 minutes, les services essentiels me paraît par contre indispensable.
Comment traduire l’urgence du dernier rapport du GIEC dans la politique des transports ?
La solution viendra des transports partagés. Cela peut être aussi bien les transports publics que le covoiturage, les véhicules en libre-service que les véhicules électriques (voitures, vélos…). il n’y a pas une seule solution mais une panoplie d’offres. La priorité essentielle est de prendre de manière urgente en considération la périphérie des métropoles. Lorsque nous constatons que la part des émissions des transports pèse pour 30 % des émissions de CO2. la voiture individuelle doit en représenter 16 % du total, qui se ventile entre 30 % pour la longue distance, 10 % pour les déplacements en zone rurale et 60 % pour les périphéries des grandes métropoles. Sur la grande distance, le train et le covoiturage peuvent être une réponse. Mais pour la part la plus importante des émissions, c’est à l’échelle du bassin de vie qu’il faut y travailler. C’est avant tout sur ce sujet, qu’il y a un enjeu de développement durable, d’inclusion sociale et d’attractivité des territoires.
Il ne faut pas oublier que si nous améliorons la vie des habitants des périphéries grâce aux transports en commun, nous désengorgerons le centre des grandes villes. Je rappellerai ici, , que deux voitures sur trois qui circulent à Paris, appartiennent à des personnes qui vivent en périphérie. Cela passera donc par un « choc d’offres » donc, une amélioration sensible des offres de transports en commun. L’expérience a montré que si les offres en périphérie sont bien faites, elles attirent beaucoup de passagers. C’est le cas du « Grand Paris des bus » par exemple. Avec 17 % d’offres supplémentaires, nous avons observé 24 % de personnes en plus dans les transports publics. C’est la preuve qu’il existe une forte élasticité de la demande en périphérie.
Dans quel délai imaginez-vous cette transition ?
Nous parlons d’urgence climatique, mais il ne faut pas oublier que c’est une course de fond. Cette transition ne doit pas traduire par la décroissance. L’urgence climatique, ce n’est pas une course de vitesse. Il faut tenir sur la distance, c’est-à-dire sur une période de 30-40 ans. En conséquence, il faut proposer des solutions inclusives et acceptables pour tout le monde, raisonnables dans la durée. C’est comme un régime pour maigrir ;Il y a deux techniques : soit on limite progressivement son alimentation et cela a un impact sur le long terme, soit on arrête de manger subitement et cela se termine souvent mal. Il vaut mieux y aller par étapes. Si on passe de 83 % d’utilisation de la voiture dans les déplacements du quotidien à 60 % d’ici 2030, ce sera déjà une belle réussite.
On a eu une boulimie de consommation d’énergies fossiles pendant des dizaines d’années, il faut maintenant apprendre progressivement à consommer moins.
Thierry Mallet
Thierry Mallet est, depuis 2016, président du Groupe Transdev, opérateur multinational de transports qui regroupe 85 000 personnes dans dix-huit pays. Il est diplômé de l’École Polytechnique, ingénieur des Ponts et Chaussées et titulaire d’un Master of Science (MSc) en Transport du MIT. Il a occupé auparavant différentes fonctions au sein du ministère de l’Équipement et des groupes Générale des eaux et Suez.
*Voyage au coeur de la mobilité, Thierry Mallet, Le Cherche-Midi, 160 pages, 20€. En savoir plus