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Mythes et limites : quand le progrès fait faillite

Dans un monde en constante évolution, où la technologie et l’intelligence artificielle redéfinissent nos vies, il est crucial de questionner et de déconstruire les mythes qui façonnent notre compréhension et notre interaction avec le progrès.

Le 22/01/2024 par Florence Santrot
Progrès mythes
Le progrès ou le mythe du temps libéréré. Crédit : Mikhail Blavatskiy / iStock.
Le progrès ou le mythe du temps libéréré. Crédit : Mikhail Blavatskiy / iStock.

D’un point de vue anthropologique, un mythe est une histoire fondatrice, qui permet de mettre un cadre pour le plus grand nombre. Et qui permet aussi de différencier l’ordinaire de l’extraordinaire. Les mythes vont permettre de justifier des pratiques. C’est un récit qui donne du sens aux actions quotidiennes. Et qui permet une vie en société à grande échelle. La période actuelle tend à remettre en question les mythes technologiques et leur impact sur la société.

À l’occasion du sommet Les Napoleons, qui s’est tenu les 11-12 janvier dernier, Fanny Parise, anthropologue et spécialiste des mondes contemporains et de l’évolution des modes de vie, a échangé sur la question avec Anne Alombert, maîtresse de conférence en philosophie à l’Université Paris 8 et membre du Conseil National du Numérique.

La question du progrès dans les mythes

« Le progrès est une idée selon laquelle les avancées techno-scientifiques s’accompagnent nécessairement de progrès moraux, sociétaux, etc., rappelle Anne Alombert. Mais aujourd’hui, cette idée a fait faillite. Il faut désormais inventer de nouvelles perspectives qui ne passent pas par cette notion de progrès. » Dernièrement, la question de l’intelligence artificielle a particulièrement mis en question cette notion. L’IA, mais pour quoi faire ? Quel intérêt et quelle avancée pour l’humanité ?

Est-ce que l’IA est une forme de mythe ? « La notion d’intelligence est très complexe. Lors de mes travaux avec Gilbert Simondon [spécialiste de la théorie de l’information, de philosophie de la technique, NDLR], s’est posée la question du mythe du robot. Nous avons tendance à prendre les objets technologiques pour le double de l’homme et à lui attribuer des capacités qui définissent l’humain (apprentissage, conversation…). Cet anthropomorphisme est assez systématique. Or, il faut arrêter de projeter des capacités humaines sur des machines car cela nous empêche de voir le fonctionnement technique interne de ces appareils. Cela masque les effets de ces dispositifs sur nos propres capacités humaines », estime Anne Alombert.

Un anthropomorphisme et un animisme industriel dont il faut se méfier

L’anthropologue Fanny Parise a une analyse assez similaire de la situation. « Aujourd’hui, beaucoup de personnes ont tendance à corréler inconsciemment leur niveau d’énergie personnel au niveau de batterie de leur téléphone. L’imaginaire dominant de la société techno-industrielle a fait son chemin. »

Ce n’est pas grave si on projette mais il importe de s’interroger sur les effets ? « Il y a l’anthropomorphisme mais aussi l’animisme industriel, c’est-à-dire les intentions données à des systèmes techniques dont on a l’impression qu’ils s’émancipent de la main humaine. Par exemple, l’IA ChatGPT dont on présuppose qu’elle réfléchit vraiment alors qu’il ne s’agit que d’un modèle prédictif », explique Fanny Parise. Alors, comment construit-on une altérité avec des machines ? À l’heure actuelle, la manière dont on conçoit la techno est bien souvent en compétition avec l’humain. « ChatGPT est-il plus performant que moi ? Cette question est philosophiquement insensée ! », pointe l’anthropologue.

Quand les mythes deviennent nocifs

Le progrès pour le progrès a fait long feu. Il est nécessaire de s’interroger sur les avantages des avancées technologiques actuelles. La géo-ingénierie peut-elle être réellement une solution pour notre survie ? Ces imaginaires techno-orientées proposent une voie unique mais cela peut nous emmener vers un mur. Anne Alombert souligne aussi le défi que cela représente pour les démocraties.

« Il n’y a de démocratie possible qu’à condition d’avoir un espace public qui permet le débat, des points de vue différenciés. Aujourd’hui, l’espace ‘public’ est intégralement numérique. Je parle des réseaux sociaux, des plateformes de contenus, etc. Or la circulation des contenus est conditionnée par les algorithmes de recommandation. Et ceux-ci sont conçus par des entreprises privées. Ils ne sont pas transparents. Ce sont eux qui ont le pouvoir du tri. et c’est un gros problème pour l’avenir de la démocratie. »

Quels autres imaginaires et mythes à l’heure actuelle ?

« Il serait bon d’essayer d’apprendre à désapprendre, note Fanny Parise. Les systèmes totalisants du XXe siècle ne sont pas la solution pour garantir l’habitabilité de la Terre. Le capitalisme n’est pas forcément la seule voie. » Alors quelle piste pour l’avenir ? « Les sociétés composites sont intéressantes. Ce sont des structures différentes des sociétés avec une plus forte décentralisation. Mais cela nécessite de (ré)apprendre à faire confiance aux gens, aux territoires pour construire quelque chose de différent. »

Il faut aussi pointer le mythe du progrès qui est complètement différent de la performance. « Se pose la question du temps libéré, pointe Anne Alombert. En réalité, c’est l’aliénation accélérée. Ce paradoxe est lié à l’effondrement du mythe du progrès. Au fil du temps, nous nous sommes aperçus que l’accélération de la productivité n’est pas équivalente à libération du temps. La productivité sert à quoi in fine ? Cela interroge les limites des ressources et l’absence d’épanouissement dans le travail. La solution pourrait être d’orienter le modèle économique vers une civilisation du temps libéré. Une nouvelle vision qui passerait par le développement de la culture et des savoirs. Il y aujourd’hui une vraie nécessité à revaloriser les savoirs. Il faut sortir des bullshit jobs et des emplois prolétarisants. Nous sommes actuellement dans une crise économique et écologique : c’est le moment de tout changer. »

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