Partager la publication "Sucre : la vraie histoire d’un complot mondial"
C’est l’histoire d’une trahison. L’abusé s’appelle John Harvey Kellog. Le traître, c’est son plus jeune frère, Will. En cette fin du XIXe siècle, John Harwey, qui a fait des études de médecine, se désole de voir les Américains ruiner leur santé à cause de leur consommation phénoménale de viande. On commence sa journée en engloutissant des saucisses, des steaks, du bacon et du jambon frit. On la poursuit avec du porc salé. Dans les usines, sur les chantiers de construction, on mange du Corned Beef.
Pour satisfaire la demande, les propriétaires des abattoirs géants de Chicago ont inventé le travail à la chaîne avant même que Ford n’ait produit son premier modèle T. Des millions de personnes disent souffrir « d’Americanitis », une maladie qui se signale par des estomacs gonflés, des difficultés à digérer, des flatulences, mais aussi par une irritabilité parfois associée à une excitation sexuelle incontrôlable.
Deux frères, deux visions antinomiques
Pour sauver les tripes autant que les âmes de ses concitoyens, l’aîné des Kellog crée une clinique à Battle Creek dans le Michigan. On s’y soigne en revenant à la “vie biologique”. Les patients sont soumis à un régime sans viande rouge, sans café et bien sûr sans alcool. Tisanes à volonté, mais le sucre est interdit dans la clinique. Le sel, tout juste toléré. Et on use avec parcimonie des épices, soupçonnées d’enflammer la libido féminine. La base du régime alimentaire prôné par John Harwey Kellog, ce sont les céréales. En 1894, ce croisé de l’avoine, du blé et de l’eau claire met au point un procédé pour transformer les grains en flocons. Les clients apprécient la nouveauté. Les affaires marchent bien.
La renommée de John Harwey grandit bien au-delà du Michigan. En 1906, le docteur Kellog est invité à donner une série de conférences à l’étranger. C’est le moment pour Will Kellog d’entrer en scène. Profitant de l’absence de son frère, il achète un stock de sucre dont il accommode les fades flocons de John Harwey. Le mélange est délicieux. Les ventes explosent… Tout comme la colère de l’aîné des frères Kellog, de retour à Battle Creek. Il considère le sucre comme un instrument de Satan. L’affaire finit devant les juges. En 1922, Will-le-Traître, l’emporte définitivement. Il gagne le droit de donner le nom de Kellog à une entreprise qui va produire et vendre des céréales sucrées.

Le sucre, un ingrédient incroyablement rentable
Mais son triomphe n’est pas complet. C.W. Post, un ancien patient de la clinique de Battle Creek, décide de créer sa propre marque de céréales sucrées. Post investit des sommes colossales dans les premières campagnes de publicité de masse. Il dépense sans compter pour convaincre les consommateurs que ses produits sont bons pour leur cerveau. Will Kellog et W.C. Post se soucient moins du bien-être des Américains que de leur portefeuille, et amassent des fortunes aussi considérables que celles que Philip Danforth Armour et Gustavus Franklin Swift ont constituées en faisant abattre 15 millions de têtes de bétail, chaque année, à Chicago. Mais pour cela, il faut que les céréales sucrées se fassent une place à côté de la viande comme élément de base de la nourriture des Américains.
En ce début de xxe siècle, le sucre se voit paré de toutes les vertus. Si la plupart d’entre elles sont niées aujourd’hui, il en est une que personne ne peut lui contester : c’est le meilleur moyen de produire de la calorie à vil prix, puis de la vendre sous une forme plus ou moins élaborée en réalisant des marges faramineuses. Son incroyable potentiel de rentabilité économique est le fruit de l’évolution.
D’instinct, l’être humain aime le sucre
Pour les premiers hominidés, le sucre est une source d’énergie immédiate, très rare mais très utile pour être en capacité de réagir face à une menace. Voilà pourquoi nous l’aimons tous, d’instinct et ce, dès la naissance. Pour comparaison, un nouvel aliment doit être présenté entre dix et treize fois à un nourrisson avant qu’il accepte d’en consommer, alors qu’un seul contact avec le sucre suffit à un bébé pour le convaincre que rien n’est meilleur.
Au cours des centaines de milliers d’années qui nous séparent des premiers Sapiens et des Néanderthaliens, nous avons appris une autre chose vitale : dans la nature, il n’existe aucun aliment toxique sucré. Tout ce qui en contient est consommable sans danger.
Quand le capitalisme transforme nos goûts
Le capitalisme industriel a transformé ce savoir acquis depuis la nuit des temps en principe économique : “Tout ce qui est sucré est rentable.” D’innombrables alchimistes ont construit leurs fortunes en l’introduisant dans tout ce que les humains mangent ou boivent, et dans des proportions toujours plus importantes. Ces apports massifs de sucre dans notre alimentation ont totalement transformé nos goûts.
Les nutritionnistes s’accordent sur un point : nos grands-parents ne pourraient pas avaler les aliments que nous consommons chaque jour. Ils les trouveraient écœurants parce que trop sucrés mais aussi trop gras et trop salés. En 1900, un ouvrier parisien ingurgitait l’équivalent d’un morceau de sucre par jour, soit quarante à cinquante fois moins que ses descendants vivants aujourd’hui.

L’engraissement du monde : un taux d’obésité multiplié par 4 chez les enfants
Si nos palais se sont peu à peu adaptés à l’offre d’aliments de plus en plus sucrés, nos corps, eux, en ont été incapables. En 2000, nous sommes officiellement entrés dans l’ère obèse. Un quart de siècle plus tard, 879 millions d’humains de tous les pays, appartenant à toutes les cultures, vivant dans des environnements nutritionnels différents, sont obèses. En 1990, ils n’étaient “que” 150 millions. La pandémie d’obésité frappe également les enfants et les adolescents. Il y a trente ans, 31 millions d’enfants avaient un poids et un taux de graisse corporelle présentant un danger réel et sérieux pour leur santé. Ils sont 159 millions aujourd’hui.
Si le taux d’obésité a doublé pour les adultes, il a été multiplié par quatre chez les enfants. Cet engraissement du monde n’est pas la conséquence d’une augmentation du nombre de calories que nous absorbons. Les études conduites aux USA, dont les conclusions peuvent être étendues à l’ensemble des pays les plus impactés, montrent que la part des matières grasses dans nos apports caloriques quotidiens est stable depuis trente ans.
La faute au fructose, ces glucides simples
Cette part des matières grasses aurait même tendance à baisser à la suite des campagnes d’incitation à consommer moins de gras. Idem pour la consommation de protéines : depuis trente ans, celles-ci représentent environ 15 % de l’apport calorique quotidien. Sur cette même période, seule la part des glucides est passée de 49 à 51 %. Rien a priori d’inquiétant dans cette légère augmentation… à condition de ne pas l’examiner en détail. En effet, dans le groupe des glucides, la part de ceux que l’on qualifie de “complexes” n’a pas augmenté de façon significative au cours des trente dernières années.
A contrario, celle des glucides simples, et tout particulièrement du fructose, a été multipliée par deux. Nous nous gavons donc deux fois plus de fructose depuis trente ans – et six fois plus qu’il y a un siècle. Ce doublement récent de notre consommation est le seul changement significatif exactement corrélé à l’emballement de la pandémie d’obésité. Il est donc logique de considérer le sucre, ingrédient de base de l’industrie de la nourriture transformée, comme le principal responsable de cette catastrophe sanitaire.
La stigmatisation des obèses et l’absolution de “Big Sugar”
Le coupable identifié, l’affaire semble close. Pas si simple. Et si le fructose avait des complices, au premier rang desquels on devrait placer les obèses eux-mêmes ? Les industriels de l’alimentation de masse ne nient plus que le sucre dont ils saturent leurs préparations est un poison. Ils précisent toutefois que leur ingrédient fétiche n’est pas dangereux si consommé avec modération. Il suffirait d’être raisonnables en ne se goinfrant pas de sodas, de pains industriels, de charcuteries ultratransformées, de biscuits, de barres chocolatées, de bonbons, de jus de fruits, de pâtisseries, pour garder la ligne, la forme et le moral.
Le sucre ne représenterait une menace pour la santé du monde qu’à cause du manque de volonté de ceux qui le consomment en excès. Les obèses ne seraient les victimes que de leur propre faiblesse. En 2015, un groupe d’activistes grossophobes a distribué un tract dans le métro de Londres sur lequel on pouvait lire : “Les glandes n’y sont pour rien, c’est votre gloutonnerie… Notre collectif déteste les gros et leur en veut. Nous refusons que vous gaspilliez l’argent de la Sécurité sociale pour soigner votre goinfrerie égoïste. Et nous refusons que le porc, cet animal magnifique, soit utilisé comme une insulte. Vous n’êtes pas un gros porc ou une grosse truie. Vous êtes un être humain gras et répugnant.”
Comment expliquer que 1 milliard d’humains aient “choisi” de devenir obèses ?
Derrière la violence de ces mots se cache une vision “thermo-dynamique” de l’obésité dont le principe premier est que chaque calorie ingérée doit être brûlée pour maintenir l’équilibre physiologique du corps. On ne deviendrait obèse que parce que l’on absorbe trop de calories et que l’on ne se dépense pas assez pour les consumer. Il n’y a aucun problème à être un goinfre si l’on n’est pas paresseux et on peut être aussi sportif qu’une huître sur son rocher si l’on ne succombe pas au péché de gourmandise.
C’est l’addition des péchés de gourmandise et de paresse qui produirait des obèses par centaines de millions. L’industrie agro-alimentaire, ses campagnes de pub, ses influenceurs et ses lobbies n’y seraient absolument pour rien. Une explication moralisatrice de l’obésité qui ne suffit pas à expliquer la pandémie actuelle. Elle suppose, en effet, que sur une période assez brève de trente ans, un milliard d’humains, tous différents, auraient choisi de devenir obèses en mangeant trop et en ne bougeant pas suffisamment. Un milliard d’hommes, de femmes, d’adultes, de nourrissons, de riches et de pauvres, d’adolescents, d’actifs et de retraités, appartenant à une infinité de cultures, auraient donc accepté de ruiner leur vie et de sacrifier leur santé pour le plaisir d’ingurgiter leur dose de sucre quotidienne ?

Un point commun : le sucre contenu dans les produits que nous consommons
L’incroyable diversité du monde obèse met à mal les arguments de l’industrie et de ses relais. L’unique point commun existant entre les centaines de millions de personnes concernées, ce n’est pas leur faiblesse de caractère mais le fait qu’elles consomment toutes le même produit et qu’elles en consomment bien trop, le plus souvent sans pouvoir limiter leur consommation. Personne ne choisit d’être obèse. L’obésité est la conséquence de notre impuissance physique et psychique face au sucre. Cette impuissance a été créée et elle est entretenue.
Pour enrayer la pandémie d’obésité, il suffirait d’éviter de faire une part trop grande aux glucides et aux sucres rapides dans son alimentation. C’est devenu impossible. Le journaliste Bernard Pellegrin, auteur de l’enquête Le Sucre, l’autre poudre (2017, 14 €, éd. Taillandier), a calculé que dans un hypermarché moyen, si l’on parvenait à retirer tout le sucre utilisé dans la fabrication de tous les aliments transformés proposés à la vente, le tonnage des marchandises en rayons diminuerait de 40 %. Certains avancent même le chiffre de 60 %. Le sucre s’invite, en proportions variables, dans tout ce que l’on boit ou mange en dehors de l’eau claire.
Une appétence venue d’un lointain passé
Si notre consommation excessive de sucre ne provoquait pas un désastre sanitaire à l’échelle de la planète, personne ne songerait à se plaindre de son ubiquité. Tous, à des degrés divers, nous l’adorons. Serge Ahmed dirige le laboratoire d’études addictions et neurodysfonctions du CNRS, sur le Neurocampus de Bordeaux (33). Le chercheur confirme que notre appétence pour lui est un héritage de notre plus lointain passé : “Nous sommes les descendants d’une lignée de primates qui ne pouvaient consommer le sucre contenu dans les fruits que sur une période limitée dans l’année. Nos très lointains ancêtres s’en gavaient quand celui-ci était disponible et ils en absorbaient bien au-delà de leurs besoins. Nous vivons dans un univers alimentaire artificiel, saturé de nourritures riches en sucre, mais nous n’avons toujours pas perdu ce réflexe d’en consommer bien au-delà du nécessaire. C’est de ce décalage que naît notre problème avec le sucre.”
En 2007, Serge Ahmed a bouleversé notre rapport à notre aliment favori en l’assimilant à une drogue. Dès les années 1960, quelques expériences avaient déjà montré que les rats de laboratoire en étaient fous et qu’un sevrage les faisait souffrir. Quarante ans plus tard, l’équipe de chercheurs dirigée par Serge Ahmed est parvenue à mettre en lumière le “potentiel addictif du sucre” en observant que des rats, mis en situation de choisir entre une injection de drogues auxquelles on les avait rendus accros et une solution d’eau sucrée, préféraient le sucre à leur dose habituelle de cocaïne ou d’héroïne.
“Bliss point” : du plaisir mais aucun bien
Cela suffit-il à voir dans le sucre une drogue comme les autres ? Le débat n’est pas tranché. Mais tous ceux qui y participent, même si leurs arguments divergent, s’accordent sur le fait que notre appétence pour lui peut entraîner de véritables troubles du comportement. Les “accros” consomment toujours plus de sucre – de “produit” – que ce qu’ils avaient initialement décidé d’ingurgiter. Deuxième trouble identifié : un désir constant de limiter sa consommation, sans jamais y parvenir. Le produit court-circuite la raison et la volonté. Enfin, le désir intense, immédiat et incontrôlable, de consommer. Ce dernier trouble que l’on peut assimiler à une fringale (craving en anglais) jamais satisfaite est la condition de la rentabilité exceptionnelle d’une grande partie de l’industrie agro-alimentaire.

Les aliments qui ont le meilleur taux de craving sont ceux qui ont atteint le “Bliss Point”, c’est-à-dire le point de félicité, qui correspond au niveau idéal de suavité. Le terme a été créé en 1972 par Joseph L. Balintfy, un mathématicien américain qui a été un pionnier de la modélisation des habitudes alimentaires de ses compatriotes. En conduisant ses propres recherches, Balintfy ne pouvait manquer de tomber sur les travaux de Howard Moskowitz.
Howard Moskowitz et “l’effet Pringles”
Le légendaire créateur d’aliments à fort potentiel addictif, et donc hyper-rentables, commence sa carrière dans les années 1950, en aidant l’armée américaine à concocter des rations de combat suffisamment agréables à manger pour que les soldats ingurgitent toutes les calories nécessaires pour combattre. Les rations “à la Moskowitz” étaient parfaites en termes de nutrition et tout à fait acceptables quant à leur goût. C’est là qu’il invente “l’effet Pringles”.
Son principe est très simple : “Quand tu as ouvert le paquet, tu ne dois plus pouvoir t’arrêter de manger jusqu’à ce qu’il soit vide.” Toute l’industrie de la junk food et de la nourriture ultratransformée s’est construite à partir de cette brillante intuition. Pour Moskowitz, notre préférence pour les aliments sucrés, salés et gras, s’est formée tout au long de l’évolution de l’espèce humaine. Elle est profondément ancrée en nous et il suffit de l’attiser – avec un produit que nous dévorerons sans pouvoir dire stop – pour faire fortune.
L’effet Pringles se déclenche quand le Bliss Point est atteint. Pour cela, il faut savoir composer un mélange idéal de sucre et de gras auquel on aura donné la bonne texture et une couleur qui va accrocher les clients. Bien sûr, quand on recherche le Bliss Point et l’effet Pringles, on ne se soucie guère des qualités nutritionnelles des mixtures que l’on va mettre sur le marché. Les produits champions du Bliss Point nous font donc plaisir… mais aucun bien. Au début des années 1970, quand Moskowitz et les industriels inventent les produits phares de la junk food où le sucre est l’ingrédient de base de leurs créations, ils n’ont nullement le sentiment de se rendre coupables d’un crime sanitaire de masse.
Les cœurs qui lâchent et le gras montré du doigt
L’Amérique est pourtant déjà très malade. L’obésité n’est pas encore devenue une priorité de la santé publique. En 1950, 12 % “seulement” des Américains sont obèses. On est encore dans l’illusion qu’un peu d’exercice suffira à éliminer les bourrelets. Mais le problème de l’Amérique, ce sont les cœurs qui, dès cette époque, se sont mis à flancher par centaines de milliers d’abord, puis par millions. La Grande-Bretagne fait face au même problème que l’on associe alors à une trop forte consommation de gras. À partir de 1955, les graisses sont déclarées ennemies principales de l’Amérique. On ne songe même pas à incriminer le sucre que l’on prend l’habitude de consommer en quantités phénoménales.
En 1954, McDonald’s se met d’ailleurs à en servir à vil prix et en toute bonne conscience, dans ses restaurants. En associant le Coca à du pain blanc, des frites, de la viande hachée, Ronald, le Clown, réalise ainsi le Bliss Point absolu. Pour faire face à l’épidémie de pathologies cardiaques, la politique sanitaire officielle préconise de moins fumer et de réduire à pas grand-chose la consommation de viande rouge, d’œufs et de beurre. Cette diète sans graisse est préconisée par Ancel Keys, qui s’est inspiré du régime méditerranéen. Ses recherches sont soutenues, et promues, par l’industrie du sucre.
Haro sur le gras et oubli du “french paradox”
Keys a forgé son réquisitoire contre le gras en étudiant le régime alimentaire de sept pays différents (Crète, Grèce, Italie…) qu’il a soigneusement choisis parce qu’il était certain d’y récolter uniquement des données susceptibles de conforter sa thèse. Ainsi, il prend bien soin d’ignorer la France, dont la population se gave de graisses saturées, en particulier avec leurs fromages. Pourtant, les cœurs français semblent bien plus résistants que ceux outre-Atlantique. Et si la France des années 1950 se suicide, c’est en buvant trop et non en mangeant gras.
“Aucune population ne consomme plus d’alcool que la population française. Nos hôpitaux psychiatriques ne peuvent plus abriter toutes les victimes de l’alcool dont le nombre croît chaque année”, dénonce Pierre Mendès France. Pour lutter contre l’alcoolisme, il décide de détourner la majorité de la production nationale de betteraves vers la production de sucre pour qu’elle ne soit plus distillée en alcool. Le sucre est déclaré “aliment national sain”. On le distribuera sous forme de lait sucré à tous les écoliers du pays. “Ces distributions, explique Mendès France, seront salutaires pour la santé de nos enfants… Le lait et le sucre ne sont pas consommés autant que le voudraient la santé et la vigueur de la race.”
L’hégémonie du régime “high carb, low fat”
La France d’alors n’est pas le seul pays à auréoler le sucre de toutes les vertus. La conviction unanime est que la menace véritable sur la santé humaine, c’est le péril gras. Le doute n’est pas autorisé. Le seul régime possible, martèle Ancel Keys, est “High Carb, Low Fat” (“riche en glucides, pauvre en gras”). Le slogan fait gonfler la fortune déjà considérable des producteurs d’aliments à base de céréales. Kellog’s en tête, qui en profite pour imposer son modèle de petit-déjeuner idéal composé de corn flakes enrobés de sucre, accompagnés de jus d’orange. Son succès s’explique par le fait, qu’à partir des années 1970, les Occidentaux des deux sexes commencent à avoir “moins de temps que d’argent”. Les céréales sucrées et la nourriture ultratransformée évitent aux parents qui travaillent de perdre leur temps devant la cuisinière.
On prend l’habitude de manger emballé et sucré. Pourtant, ce menu est nutritionnellement aberrant. Un apport aussi massif et brutal de sucre dans l’organisme provoque des pics de glycémie qui se traduisent par une sensation d’épuisement que l’on cherche à combattre en buvant trop de café ou en consommant encore plus de sucre. “Un coup de barre ? Mars et ça repart”, nous promettait la publicité du géant de la barre chocolatée. Mais au bout de vingt années de ce régime dégraissé, il faut se rendre à l’évidence : il n’a été d’aucune efficacité pour réduire la prévalence des pathologies cardiaques mortelles.
Pure, White and Deadly : dans les années 70, le sucre enfin montré du doigt
En 1972, John Yudkin publie Pure, White and Deadly. Pour ce discret médecin et chercheur anglais, le tueur, c’est le sucre. Le gras n’est qu’un complice, dont l’implication dans le massacre n’est d’ailleurs pas évidente. Yudkin appuie son raisonnement sur le fait que, depuis son émergence, le genre humain a été principalement carnivore. Les glucides n’ont pris de l’importance dans notre alimentation qu’avec le développement de l’agriculture, il y a 10 000 ans. Nous n’avons commencé à consommer du sucre que depuis le XVIe siècle. Pour Yudkin, il est donc évident qu’il faut accuser le sucre, ce dernier venu envahissant nos habitudes alimentaires. Il exhorte les autorités de tous les pays impactés à prendre des mesures immédiates pour en limiter la consommation et venir à bout de ce fléau qui tue, chaque année, des millions d’individus dans le monde.
En 1972, Yudkin se désigne lui-même comme l’ennemi public n°1 du lobby mondial du sucre en écrivant : “Si une fraction infime de tout ce que nous savons sur le sucre, en tant qu’additif alimentaire, venait à être révélé, ce produit serait interdit.” La carrière et la réputation de John Yudkin vont alors être méthodiquement détruites. On lui interdit de participer aux colloques internationaux, les articles sur ses recherches sont boycottés par les publications scientifiques. Le lobby du sucre finance des programmes de recherche dans le seul but de prouver que son adversaire est un ignorant, défendant une thèse loufoque.
20 ans d’hégémonie du régime “High Carb, Low Fat”
À l’opposé, la réputation d’Ancel Keys est si flatteuse que le gouvernement américain promeut une pyramide alimentaire s’appuyant sur une large consommation de céréales et de glucides et une restriction au plus bas niveau possible des lipides. Le sucre n’est ni promu ni condamné. Il n’entre pas dans les considérations d’Ancel Keys et de ceux qu’il a convaincus que la santé des Occidentaux n’a qu’un ennemi : le gras. L’hégémonie du régime “High Carb, Low Fat” va durer vingt ans. Pendant ces deux décennies, la prévalence des pathologies cardiaques ne fléchit pas. En 1993, une première étude conduite sur un large échantillon de femmes suivant un régime pauvre en lipides révèle que celles-ci ne risquent pas moins d’avoir un cancer que celles qui ne se privent pas de gras.
En 2008, les habitudes alimentaires de tous les pays européens sont examinées en détail par les chercheurs de l’université d’Oxford. Et surprise ! Il en ressort que plus on mange gras, moins on souffre de maladies cardio-vasculaires. Le monde découvre alors le “paradoxe français” qu’Ancel Keys avait négligé d’étudier. La même année, la FAO (Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture) publie un rapport dans lequel il est démontré qu’il n’y a aucune corrélation entre la consommation de gras et ce type de maladies. L’American Society for Nutrition arrive à la même conclusion deux ans plus tard.
Un seul coupable possible : le sucre, et en particulier le fructose
Le gras en grande partie innocenté, le sucre reste le seul coupable possible. Cette intuition devient une certitude pour nombre de scientifiques qui se mettent à croiser les courbes de la consommation de sucre et celle de l’augmentation au niveau mondial des cancers, des pathologies cardiovasculaires, et surtout de l’obésité. Toutes s’emballent au même rythme et dans le même sens. Les recherches sur le métabolisme humain viennent confirmer que le sucre, en particulier sous forme de fructose, est une arme de destruction massive.
On découvre notamment que les calories issues du fructose n’ont pas du tout le même impact sur le métabolisme humain que celles issues du gras. Plus concrètement, le sucre, en particulier sous forme de fructose, a le sinistre privilège de perturber totalement le fonctionnement du système foie-pancréas-insuline.
Le foie en première ligne

Le foie étant le seul organe dans notre corps capable de le traiter, il essaie de faire face quand nous en absorbons une dose trop conséquente. Il va ainsi tenter d’orienter autant de calories contenues dans le volume de sucre à traiter vers les mitochondries, véritables centrales électriques cellulaires qui produisent l’énergie nécessaire à notre corps. Les calories qui ne sont pas brûlées sont, elles, stockées dans le foie sous forme de glycogène. Elles constituent des réserves d’énergie à utiliser en cas de besoin.
Mais si les apports dépassent les capacités de combustion des mitochondries et de stockage du glycogène, les surplus sont envoyés vers les cellules adipeuses qui les transformant en graisse. La distribution des calories est assurée par l’insuline, hormone du stockage de l’énergie qui est secrétée par le pancréas. Plus les apports en sucre sont massifs et réguliers, plus cette mécanique, aussi subtile que fragile, s’enraye… et plus nous sommes obèses, diabétiques, cardiaques, dépressifs, épuisés et cancéreux.
Mais alors, comment se passer du sucre ?
La solution ? Elle semble évidente : réduire la quantité excessive de sucre que nous absorbons au quotidien – jusqu’à dix fois la dose maximale recommandée par l’OMS. Simple à dire… impossible à réaliser. L’humanité est déjà accro et son addiction est entretenue par le sucre que nous ingurgitons sans le savoir. Et ce, à cause de la nourriture prête à consommer que nous achetons presque tous. Des aliments ultratransformés, saturés de sucre pour les rendre gustativement acceptables.
Et pour entretenir l’idée auprès des consommateurs que le gras est bel et bien le pire ennemi de leur santé, les industriels ont retiré autant de graisses que possible de leurs préparations. Mais cette nourriture dégraissée est aussi laide à regarder qu’infecte à avaler. Le sucre sert donc aujourd’hui à donner des couleurs, de la texture et du goût à ces tristes mixtures concoctées par l’industrie. Et plus elles sont sucrées, plus elles sont dangereuses pour notre santé.
Les édulcorants sans sucre, fausse solution miracle
Au début des années 1980, les industriels pensent avoir trouvé la solution miracle qui leur permettra de continuer à vendre leurs produits alimentaires ultratransformés sans craindre de devoir, un jour, être confrontés à leurs responsabilités dans la catastrophe sanitaire qui s’annonce. C’est l’aspartame, un édulcorant artificiel. Et on en colle partout. Cette molécule miracle, découverte par hasard en 1965, remplace le sucre dans les sodas, les crèmes glacées, les dentifrices, les sirops pour la toux, les pizzas surgelées. Son pouvoir sucrant est deux cents fois supérieur à celui du fructose. Une infime quantité suffit donc à retrouver le goût sucré tant recherché. Et il ne peut être dangereux que s’il est absorbé régulièrement en quantités massives. Croit-on… Avec lui, on a vraiment cru pouvoir éviter l’engraissement du monde.
En réalité, il se révèle une très mauvaise alternative au fructose. Comme tous les autres édulcorants sans sucre – acesulfame potassium, aspartame, advantame, cyclamates, néotame, saccharine, sucralose, stevia et dérivés. D’ailleurs, en mai 2023, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) recommande la prudence dans une directive publiée en mai 2023, ces édulcorants sans sucre pouvant “avoir des effets indésirables potentiels” sur le long terme “tels qu’un risque accru de diabète de type 2, de maladies cardio-vasculaires et de mortalité chez les adultes”. Une recommandation qui vaut pour les produits de consommation qui en contiennent et aussi pour l’édulcorant vendu comme “sucre”.

“Le sucre appelle le sucre”
La même année, l’OMS publiait les résultats des travaux du Circ (Centre national de recherche sur le cancer) qui classait l’aspartame “cancérogène possible pour l’homme”. Deux ans plus tard, il est encore utilisé massivement, ce qui pose question (voir Le Monde du 4 février 2025). En outre, toujours selon l’OMS, les édulcorants “ne confèrent aucun avantage à long terme dans la réduction de la graisse corporelle chez les adultes ou les enfants” ! De fait, l’utilisation massive de l’aspartam n’a en rien stoppé ou freiné l’obésité et les pathologies qui lui sont associées.
Pourquoi ? Parce que sa consommation provoque un besoin incontrôlable de consommer du “vrai sucre” en vertu du principe, mille fois vérifié, que “le sucre appelle le sucre”. Il participe donc, comme la plupart des autres produits de substitution, à la dégradation de notre “éducation nutritionnelle” : nous attendons que tous nos aliments deviennent des friandises. Nous ne nous nourrissons plus, nous nous faisons plaisir… à en crever.
Au Mexique, 1 litre de soda coûte moins cher que 1 litre d’eau pure
L’indispensable réduction de notre consommation de sucre ne peut passer que par une nouvelle révolution industrielle, que seule la puissance publique aurait les moyens d’amorcer. Il y a urgence. Pourtant, ce salutaire chambardement a peu de chance de se produire. Le passage à une nourriture moins sucrée aurait des conséquences cataclysmiques. Les presque 200 millions de tonnes de sucre produites chaque année sur la planète sont la source la moins chère de calories, disponible en quantité suffisante pour nourrir une humanité toujours plus nombreuse et plus pauvre.
La production et la consommation de sucre qui explosent en Chine, en Inde, au Brésil sont moins le signe de l’occidentalisation des moeurs que de l’explosion démographique. Elle est aussi le symptôme de la faillite des États, incapables d’offrir à leur population une chance de pouvoir se nourrir sans se rendre malade. Si la population mexicaine consomme en moyenne 500 ml de Coca chaque jour, si les nouveau-nés de ce pays sont baptisés avec du soda, c’est d’abord parce que les Mexicains payent moins cher un litre de leur boisson sucrée préférée qu’un litre d’eau pure.
Des produits ultratransformés comme base du régime alimentaire
En 2014, la mise en place d’une taxe soda pour lutter contre l’obésité n’a pas donné de bons résultats. Les Mexicains ont simplement payé plus cher les produits sucrés dont ils ne peuvent plus se passer. D’autant que la même année, l’Oncle Sam impose la négociation forcée d’un accord spécial sur le sucre. En gros, il donne un coup de frein sérieux aux entrées du sucre de canne mexicain sur le marché américain et, de l’autre, autorise des importations sans limite de sirop de maïs à haute teneur en fructose. Sachant que la grande majorité des aliments importés proviennent aujourd’hui des États-Unis, en vertu de l’Accord de libre-échange nord-américain (Alena) signé en 1994 qui avait fait entrer le Mexique dans la “globesidad” (la globésité).
Ce qui est vrai du Mexique à l’Argentine, du Chili à la Chine, l’est aussi en Europe. En France, les personnes qui reçoivent une aide alimentaire des Restos du Coeur ou du Secours populaire comptent parmi les plus gros consommateurs de sucre. Ceci s’explique par le fait que les produits ultratransformés forment la très large base de leur régime alimentaire.

Les pauvres les plus touchés par l’addiction au sucre
Plus une nourriture est transformée, moins elle est chère à produire et plus bas sera son prix de vente. Ce paradoxe s’explique par le fait que les préparations découlant d’un processus industriel complexe sont fabriquées avec des ingrédients artificiels produits en très grandes quantités. On ne compte que cinq ingrédients naturels à haute valeur nutritionnelle dans une crème glacée haut de gamme. Il y en a douze, artificiels et sans intérêt nutritionnel, et beaucoup de sucre, dans un pot de glace bon marché.
La nourriture industrielle ultratransformée est souvent dépourvue des nutriments qui permettent d’apporter un sentiment de satiété. Terrible paradoxe : plus on est pauvre, plus on est contraint de consommer des nourritures excédant nos besoins énergétiques, sans jamais vraiment se sentir rassasié. Plus on est pauvre, plus on est obèse… et plus on est malade. Aujourd’hui, les Français les plus précaires risquent trois fois plus de développer un diabète que le reste de la population. Ils sont aussi deux fois plus menacés par les maladies du foie et du pancréas.
Ozempic : l’empire du sucre menacé par une molécule
Dans ces conditions, faut-il déclarer la guerre au sucre et prendre le risque de faire passer des centaines de millions de personnes de la précarité nutritionnelle à une véritable insécurité alimentaire ? Faut-il, au contraire, qu’on nous laisse vivre nos vies d’addicts gavés mais menacés par l’obésité, la dépression, le diabète et le cancer ? Nous pourrions éviter d’affronter la seconde alternative grâce à la Semagludite, une molécule commercialisée sous le nom d’Ozempic. Ce médicament mis au point par le laboratoire danois Novo Nordisk n’est commercialisé que depuis trois ans, mais les géants mondiaux de la nourriture sucrée-salée-grasse-ultratransformée-emballée se préparent déjà à voir s’affaisser leurs courbes de croissance.
Au mois d’août 2024, le géant Mars (Milky Way, Bounty, M&M’s, Snickers, Twix, etc.) a racheté Kellanova, qui possède la marque de chips Pringles. L’Empire du sucre a avalé un des grands barons du sel. Cela lui a coûté 36 milliards de dollars. Le montant de la transaction est absolument hors normes. Pourtant, Mars a estimé que ce n’était pas trop cher payé pour se diversifier en urgence.
Un médicament qui s’attaque aux pulsions alimentaires

Toutes les projections sur l’évolution du marché de la nourriture sucrée arrivent à la même conclusion : la consommation des aliments sucrés va s’effondrer à cause des médicaments anti-obésité les plus récents. Ce n’est pourtant pas la première fois que l’industrie pharmaceutique met des produits minceur sur le marché. Toutes ses précédentes tentatives se sont soldées par des échecs. Au mieux, ça ne marchait pas, au pire cela détruisait la santé des patients. Les pertes de poids constatées avec Ozempic ou Wegovy sont, elles, absolument spectaculaires. Les géants de l’agroalimentaire devraient se réjouir : un patient qui n’a plus peur de grossir doit logiquement se sentir libre de manger tout ce qu’il veut, autant qu’il le veut.
Le problème est que l’Ozempic s’attaque justement à cette pulsion qui nous force à manger bien au-delà de nos besoins énergétiques. Ozempic et ses équivalents ont le même effet sur nos appétits que la peptide-1 de type glucagon, l’hormone qui signale à notre cerveau que nous avons assez mangé. Ce médicament est l’antidote à l’effet Pringles. Les patients qui en reçoivent ne ressentent plus ces fringales, ce fameux incontrôlable craving qui a fait la fortune de Kraft, Nestlé, Mars, Unilever, Kellog’s…
Retrouver le vrai goût des choses
Selon le New York Times, la commercialisation de l’Ozempic représente une “menace existentielle pour l’industrie alimentaire et plus encore pour l’industrie des aliments transformés”. Cette menace est d’autant plus redoutable que les nouveaux médicaments anti-obésité semble modifier le goût des aliments chez ceux qui en prennent. La société Mattson est un créateur de produits alimentaires qui a des contrats avec McDo, Pepsi et quelques autres géants de la junk food.
Ses chercheurs ont étudié les modifications de comportements alimentaires des personnes sous Ozempic. Dans leur grande majorité, celles-ci semblent rebutées par les friandises et les plats ultratransformés dont elles raffolaient avant de commencer leur traitement. Une pomme retrouve la saveur d’une pomme et un plat en barquette sous vide révèle son goût véritable : celui d’une pâtée grasse, trop sucrée.
Cette révolution du goût, on nous l’annonce, va être assez puissante pour provoquer “une réorientation du capitalisme”. En clair, Big Pharma va remplacer Big Food. Faut-il s’en réjouir ? En brisant notre chaîne d’addiction au sucre, nous allons retrouver une liberté que nous pourrions être obligés de sacrifier aux laboratoires. Ce risque a déjà un nom aux États-Unis où l’on évoque la “pharmaceuticalization” pour désigner le fait de s’en remettre exclusivement à des médicaments pour atteindre l’idéal de santé et d’aspect auquel nous souhaitons accéder. Nul doute que ce mot anglais sera vite traduit dans toutes les langues du monde.
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