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L’IA entre au bloc : promesses, résistances et avenir de la chirurgie augmentée

Robots assistant les chirurgiens, logiciels prédisant les durées d’opération, algorithmes détectant les erreurs humaines… Dans les blocs opératoires, l’intelligence artificielle gagne du terrain. Les promesses sont immenses mais elles ne vont pas sans réticences ni défis à relever.

Le 18/04/2025 par Florence Santrot
robot da vinci
Le système chirurgical da Vinci est produit par la société Intuitive Surgical. Il permet aux chirurgiens de pratiquer des interventions mini invasives. Crédit : DR.
Le système chirurgical da Vinci est produit par la société Intuitive Surgical. Il permet aux chirurgiens de pratiquer des interventions mini invasives. Crédit : DR.

Dans une des salles d’opération de l’University Health Network (UHN) à Toronto, le docteur Amin Madani, chirurgien général, teste un prototype d’IA capable d’aider les praticiens à faire les bonnes incisions. “L’IA agit comme un GPS pour le chirurgien”, explique-t-il. Branchée sur la vidéo des caméras internes, l’intelligence artificielle identifie les structures anatomiques sensibles et signale en temps réel les zones à risque. Loin d’être une prouesse technique déconnectée du réel, cette innovation s’inscrit dans un contexte où même les chirurgies dites routinières peuvent entraîner des complications. “Environ 5 % des interventions dans le monde donnent lieu à des effets secondaires, parfois graves”, rappelle le Dr Madani. Et dans une majorité des cas, ces incidents proviennent non pas d’un manque de compétence, mais d’une erreur d’appréciation, d’un angle mort visuel ou d’une décision mal informée.

C’est là que l’IA peut jouer un rôle de sentinelle, via une assistance cognitive discrète mais précieuse. Concrètement, pendant l’intervention, l’IA analyse en temps réel les images captées par les caméras chirurgicales. Elle superpose ensuite des zones colorées sur les écrans : vert pour les zones sûres, rouge pour celles à éviter. Ce guidage visuel aide le chirurgien à identifier les structures critiques et à éviter les zones à risque, réduisant ainsi les erreurs potentielles. Son rêve ? Développer une infrastructure mondiale où chaque chirurgien, même dans les régions isolées, pourrait bénéficier d’un soutien décisionnel via une IA entraînée sur des millions d’interventions. Pour le Dr Madani, l’erreur n’est pas toujours une question de compétence, mais de limites humaines : champ de vision réduit, incertitudes anatomiques, fatigue… Autant de biais que l’IA peut venir compenser.

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Observer pour mieux corriger… et s’assurer de l’acceptation des dispositifs

D’autres acteurs choisissent de placer l’IA non pas dans les mains du chirurgien, mais au-dessus de son épaule. C’est le pari de Teodor Grantcharov, professeur à Stanford, qui déploie des “boîtes noires” opératoires dans une quarantaine d’établissements en Amérique du Nord et en Europe. Comme dans l’aéronautique, ces systèmes enregistrent l’intégralité d’une opération à l’aide de caméras, micros et capteurs, pour ensuite en extraire des données anonymisées et actionnables grâce à l’IA.

Objectif : comprendre ce qui se passe au bloc, et comment améliorer la formation, l’organisation, ou la prévention des erreurs. “Ce n’est pas Big Brother, plaide Grantcharov. Le visage et la voix des personnes sont modifiés, les vidéos effacées sous 30 jours. L’idée est d’analyser, pas de punir.”

Mais sur le terrain, la réalité est plus contrastée et l’hostilité en blouse blanche est réelle. Caméras retournées, boycott des salles équipées… L’adoption de ces systèmes a parfois pris plusieurs mois. “Le système enregistre tout, du début à la fin de l’opération, y compris qui entre dans la salle, quels instruments sont utilisés et tout événement survenant, qui peut ensuite être examiné. Il faut expliquer, rassurer, montrer que la technologie est un soutien, pas une surveillance”, souligne Christopher Mantyh, professeur de chirurgie et responsable de la qualité au Duke University Medical Center.

De la planification à l’efficience

L’intelligence artificielle s’impose aussi progressivement comme un levier majeur pour optimiser la gestion des blocs opératoires. Selon une étude parue en 2024 dans la revue Surgery, l’intégration d’algorithmes de machine learning permet d’améliorer significativement la prédiction de la durée des interventions robotiques. Les chercheurs ont montré que ces outils, en prenant en compte des paramètres comme le type d’intervention, les caractéristiques du patient ou encore l’expérience de l’équipe, permettaient une meilleure allocation des ressources et une réduction des coûts logistiques.

L’algorithme CategoricalBoost a pu prédire la durée des opérations avec une erreur moyenne de 46 minutes, contre 120 minutes pour les estimations classiques des dossiers médicaux électroniques. Ce modèle s’est révélé précis à 48 % (prédiction à ±20 % de la durée réelle), contre seulement 17 % pour les méthodes traditionnelles. En s’appuyant sur ce genre de données prédictives, un modèle d’IA a permis de réduire les heures supplémentaires infirmières de 21 % et d’économiser près d’un demi-million de dollars sur trois ans. Ces outils permettent aussi de répartir plus intelligemment les ressources post-opératoires, comme les places en unité de soins.

Apprentissage et formation : une révolution à venir

Autre champ prometteur : la formation et l’évaluation des chirurgiens. Des algorithmes analysent les mouvements, la force exercée, ou la trajectoire des outils pour différencier un expert d’un débutant. Le tout en temps réel, sur simulateur ou en bloc. “L’IA ne se contente pas de juger une performance à l’issue d’un acte. Elle peut guider, corriger, proposer une meilleure approche”, explique le chirurgien ophtalmologue Alejandro Espaillat. Là encore, la clef est l’accès à des bases de données riches et diversifiées pour entraîner les modèles.

Les chirurgiens, en partenariat avec des data scientists, peuvent capturer et interpréter de nouvelles formes de données cliniques, en utilisant leur expertise pour orienter les questions et les solutions basées sur les données. Cette collaboration pourrait, à moyen terme, améliorer les pratiques chirurgicales et bénéficier aux patients en améliorant les connaissances chirurgicales grâce à l’agrégation de données, à l’instar de ce qu’on a pu observer dans les progrès du décryptage du génome. Des systèmes vont même jusqu’à intégrer la “manière” de bouger propre à chaque chirurgien, ouvrant la voie à une évaluation plus personnalisée, moins normative.

La chirurgie robotique cognitive : vers une assistance autonome ?

Si les robots chirurgicaux comme Da Vinci sont déjà répandus, ils restent entièrement sous contrôle humain. La prochaine étape ? Les doter de capacités cognitives. Des expériences récentes ont montré qu’une IA pouvait insérer une aiguille ou réaliser une suture de manière autonome, avec une précision redoutable.

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Le système chirurgical da Vinci est produit par la société Intuitive Surgical. Il permet aux chirurgiens de pratiquer des interventions mini invasives. Crédit : DR.

Mais pour aller plus loin, il faudra que les systèmes comprennent leur environnement : où en est l’opération ? Quels tissus sont présents ? Quelles décisions prendre en cas d’imprévu? Là encore, l’IA devra apprendre à “voir”, à interpréter les images en direct, et à interagir avec l’équipe humaine. Et sans “hallucination” qui pourrait présenter un risque vital.

Des freins à lever : données, confiance et responsabilité

Ces avancées, pour enthousiasmantes qu’elles soient, soulèvent plusieurs questions. À commencer par celle de la confidentialité. Les systèmes d’IA ont besoin de données pour apprendre. Mais comment garantir la sécurité et l’anonymat des patients ? Et des praticiens ? Autre enjeu : la responsabilité. Si une IA recommande un geste erroné, qui sera tenu pour responsable ? Le chirurgien ? Le concepteur de l’algorithme ? À ce jour, la réglementation reste floue, et la méfiance palpable.

Enfin, il faudra convaincre les équipes. Montrer que ces outils ne sont pas là pour remplacer mais pour soutenir. Former, expliquer, co-construire les usages. In fine, l’adoption de l’IA n’est pas une affaire de technologie, mais aussi d’acceptation sociétale et d’acculturation.

Vers une chirurgie plus humaine grâce à la machine ?

Et si, paradoxalement, l’IA pouvait rendre la chirurgie plus humaine ? En libérant du temps, en réduisant le stress, en diminuant les erreurs, elle permettrait aux médecins de se concentrer sur ce qui ne peut être automatisé : la relation avec le patient, l’empathie, l’écoute. D’ores et déjà, des outils sont à l’oeuvre.

Dragon Copilot de Microsoft ou AWS HealthScribe d’Amazon écoutent les conversations en temps réel. Ils génèrent des notes cliniques structurées, des résumés adaptés aux patients et des lettres de recommandation. En parallèle, ils peuvent intégrer les informations dans les dossiers médicaux électroniques. En réduisant la charge administrative des médecins et les tâches sans grande valeure ajoutée, cela doit leur permettre de se concentrer davantage sur l’interaction avec les patients.

AMIE, ou quand l’IA s’invite dans le dialogue médical

Le 9 avril 2025, Nature a publié les résultats d’une étude intitulée “Vers une intelligence artificielle diagnostique conversationnelle”. Une équipe de chercheurs a développé AMIE (Articulate Medical Intelligence Explorer), un système d’intelligence artificielle basé sur un grand modèle de langage, conçu pour simuler des consultations médicales et poser des diagnostics à travers le dialogue.

En testant AMIE dans une étude randomisée et en double aveugle avec 159 cas cliniques fictifs, les chercheurs ont comparé ses performances à celles de 20 médecins généralistes issus du Canada, du Royaume-Uni et de l’Inde. Résultat : l’IA a surpassé les médecins dans la précision diagnostique et sur la quasi-totalité des critères évalués (communication, empathie, gestion des soins…). Si l’étude présente des limites – notamment le recours à un chat textuel peu usité en pratique – elle marque une avancée significative vers une IA capable de dialoguer efficacement avec les patients pour établir un diagnostic.

Ce qui se dessine donc à l’heure actuelle, c’est que dans les mains des soignants, l’IA ne doit pas être une fin en soi, mais un moyen : celui de redonner à la médecine le temps et la justesse d’un geste pleinement humain.

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