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Camille de Toledo : l’homme qui veut donner une voix à la Loire

Attribuer des droits à un espace naturel pour mieux le préserver ? Cela s’est déjà fait dans plusieurs pays. Pour en faire bénéficier la Loire, plus long fleuve de France, l’écrivain Camille de Toledo a lancé un « parlement ». Une aventure qu’il raconte dans un livre. Entretien.

Le 10/09/2021 par Emmanuelle Vibert
L’Assemblée immatérielle, installation de Zazü sur les bords de Loire en 2009, au festival Mode d’emploi sur l'île Simon, à Tours.
L’Assemblée immatérielle, installation de Zazü sur les bords de Loire en 2009, au festival Mode d’emploi sur l'île Simon, à Tours.
L’Assemblée immatérielle, installation de Zazü sur les bords de Loire en 2009, au festival Mode d’emploi sur l'île Simon, à Tours.

Et si l’on attribuait une personnalité juridique à la Loire, comme on l’a fait pour le fleuve Wanganui, en Nouvelle-Zélande, en 2017 ? En 2019, à Tours (Indre-et-Loire), l’écrivain Camille
de Toledo a lancé les Auditions pour un parlement de Loire avec le pôle Arts & Urbanisme. Depuis un an et demi, archéologues, anthropologues, philosophes, chercheurs et artistes débattent de cette possibilité. Leurs échanges sont retracés par l’écrivain dans un livre essentiel, Le fleuve qui voulait écrire, les auditions du parlement de Loire (Éditions les Liens qui libèrent et Manuella Éditions), paru ce 8 septembre. Interview.

Cet article est issu de WE DEMAIN n° 35 en kiosque depuis le 26 août 2021, et disponible sur notre boutique en ligne !

(Crédit : Mantovani/Gallimard/Leemage)

Donner des droits à un fleuve est pour vous le contraire d’une utopie. En quoi ?

Camille de Toledo : À l’évocation du parlement de Loire, certains lèvent les yeux au ciel en pensant « ça, c’est utopique », pour sous-entendre que c’est irréaliste. Et nous héritons d’une inquiétude liée aux grandes « utopies » destructrices du XXe  siècle. L’utopie, étymologiquement, renvoie à un sans-lieu (u-topos). Mais aujourd’hui, paradoxalement, c’est l’économie politique dans laquelle nous vivons, le marché, qui est une utopie. Car il cherche une croissance infinie sans considérer les limites terrestres.

À l’inverse, notre démarche est topique, elle part d’un lieu : la Loire et son bassin-versant, pour réfléchir aux transformations possibles du droit. Nous autres, humains, nous habitons selon
les fictions du droit. Et ledit « réalisme économique » est basé sur ces fictions. Donc, nous œuvrons ici à écrire d’autres fictions du droit, qui reposent, reconfigurent nos liens aux écosystèmes, aux différentes formes de vie…

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Le parlement de Loire est-il dans la continuité du mouvement mondial pour les droits de la nature ?

Il y a eu une première génération, les droits politiques. Puis les droits économiques et sociaux. Et maintenant, les droits de la nature. Dès 1972, le juriste américain Christopher Stone se demandait dans son livre Should Trees Have Standing ? si l’on pouvait accorder aux arbres le droit de plaider. Sa question était générale : faut-il donner la personnalité juridique aux éléments de la nature, comme on l’a donnée par le passé aux entreprises ou aux associations ?

Ce texte est tombé dans l’oubli jusqu’au début des années 2000. Puis, en 2008, l’équateur a accordé la personnalité juridique à la Pacha Mama (la Terre-Mère). Depuis, des droits ont été donnés à des écosystèmes en Nouvelle-Zélande, en Colombie, au Canada, aux États-Unis, en Inde, au Pakistan. Et le parlement de Loire s’est donc demandé si, en Europe, nous sommes aussi capables de sortir de ce droit qui sépare les humains de la nature, qui la réifie.

Comment un fleuve peut-il s’exprimer sur une scène politique ?

Il y a trois voies. Un : on peut permettre à des associations ou à des citoyens d’agir au nom des intérêts propres du fleuve. Deux : on peut suivre l’exemple néo-zélandais où le fleuve Wanganui a reçu la personnalité juridique et nommer des gardiens. Là-bas, en simplifiant, deux personnalités choisies parmi le peuple autochtone qui vit le long de la rivière sont le « visage humain de la rivière ».

Ce serait compliqué à transposer pour la Loire en l’absence de communauté indigène sur ses rives. Aucun groupe n’est ici plus lié au fleuve qu’un autre. La troisième approche consisterait à accueillir dans les institutions (les agences de l’eau, l’Établissement public Loire, les assemblées régionales) des voix du fleuve chargées de défendre ses intérêts, ses valeurs. Pour chaque décision, ces voix, ces gardiens adopteraient le point de vue de l’écosystème suivant des motifs scientifiques et affectifs.

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Ce parlement est aussi une réponse aux peurs de l’effondrement…

Le fleuve qui voulait écrire, sous la direction
de Camille de Toledo
(éd. Les liens qui libèrent et Manuella éditions).

Le parlement vient en effet à la suite du diagnostic général d’un épuisement du vivant. C’est une manière de dessiner d’autres flèches du temps. Le travail effectué par Pablo Servigne a suivi les prévisions du rapport Meadows de 1972 en documentant scientifiquement l’impasse de nos économies « insoutenables ». Mais la peur est bien souvent une entrave aux transformations. Elle produit parfois des réactions incontrôlables, la paralysie, l’angoisse.

C’est ici l’avantage de se reposer la question de la vie commune à partir de la loi. Quelle loi à venir faut-il écrire pour habiter autrement, de façon moins prédatrice ? La personnalité juridique des écosystèmes va dans le sens du pluralisme, de la diversité des formes de vie, de l’équilibre des pouvoirs. Elle permet d’étendre la notion de « peuple », le « demos » de la démocratie, aux écosystèmes qui soutiennent la vie humaine… Expérimentons d’autres formes d’écriture du droit qui respectent le pluralisme du vivant et permettent que l’avenir soit encore habitable.

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