Philosophe et maîtresse de conférences à l’université d’Aix-Marseille, Joëlle Zask s’est imposée comme l’une des penseuses françaises majeures des enjeux contemporains de la démocratie et de l’écologie. Spécialiste du pragmatisme américain et auteure de nombreux essais, dont Écologie et démocratie (Premier Parallèle, 2022), elle interroge le lien entre participation citoyenne et transition écologique.
Face à l’urgence climatique et à la crise démocratique, Joëlle Zask propose une réflexion originale : la transition écologique ne peut réussir sans une transformation profonde de nos pratiques démocratiques. Pour elle, la philosophie, loin d’être abstraite, aide à dissiper les illusions et à renouer avec la réalité, en plaçant l’expérience collective et la coopération au cœur de l’action écologique. Rencontre.
En quoi, et comment, la philosophie peut-elle aider la société à penser cette transition écologique qui est aussi une rupture sociétale ?
Historiquement, de nombreux courants ont justifié, ou lus comme justifiant, tantôt l’extractivisme, tantôt la dimension divine de la nature humaine. Quels que soient ces courants, les philosophes, dans leur lutte contre les préjugés et l’adhésion à quelque idéologie que ce soit, ont les pieds sur terre. Leur pensée est innervée par l’expérience la plus sincère du monde réel. Aristote a étudié des milliers d’animaux, Rousseau botanisait, Adorno composait de la musique… Entrer en relation avec la réalité objective et la connaître sont évidemment le problème de la philosophie.
Or, si la transition écologique n’a pas lieu au rythme qui serait nécessaire, c’est à mon avis en raison du fait troublant que la réalité est devenue une option parmi d’autres. Le climatoscepticisme dont les formes n’arrêtent pas de changer en découle. Il faut donc de la philosophie pour dissiper les filtres qui nous séparent du monde réel, à commencer par celui que forment notre idéal du moi et nos croyances aux arrières mondes.
Comment conjuguer démocratie et transition écologique ?
L’idée que l’écologie est punitive et qu’elle impacte en priorité les personnes les plus vulnérables est tenace, et tous les profiteurs du statu quo ont intérêt à l’entretenir. Les mégafeux de Los Angeles, de même que le faible niveau de consommation des personnes démunies – l’immense majorité de l’humanité – prouvent que ce n’est précisément pas le cas. Le populisme est une politique qui crée de la crédulité. Et tous les moyens sont bons : matraquage publicitaire, mensonges – il serait bon d’en mesurer l’ampleur actuelle, abyssale –, menaces, production de faux résultats scientifiques, déconsidération des sciences, etc. Selon moi, l’érosion de la conscience écologique va de pair avec l’érosion des valeurs démocratiques.
La conscience écologique repose sur un environnementalisme, c’est-à-dire sur l’idée que vivre suppose de coexister avec des réalités extrêmement différentes. La conscience de la coexistence invite à une approche pluraliste et interactionniste du monde : prévenir un mégafeu, par exemple, incombe non à un expert prétendument omniscient qui croit en un enchaînement linéaire et logique de causes et d’effets, mais à une communauté de parties prenantes – habitants, chimistes, bergers, touristes, écologues, pompiers, paysans, autochtones, animaux… La coopération entre les perspectives et les compétences de tous ces acteurs est la clé. Or la communauté d’enquêteurs est à la fois une forme démocratique de base et un écosystème. L’écologie est à la nature ce que la démocratie est aux relations spécifiquement humaines.
Que pensez-vous du paradoxe de vouloir un bel avenir pour ses enfants et d’être dans l’impossibilité d’agir pour enrayer la dégradation écologique ?
“Ils voient le meilleur et ils font le pire”, écrivait Spinoza. La cohérence individuelle entre les croyances et l’action est rarement au rendez-vous. Les gens sont tiraillés entre des penchants adverses. Le bon père de famille peut être ou avoir été un monstre. Le problème est de coordonner la conscience des risques écologiques et la manière d’agir de chacun. Deux choses seraient utiles : la première serait d’établir la culpabilité des grands pollueurs et des organismes qui les financent par tous les moyens juridiques qui existent dans nos pays libres. Car l’idée que nous sommes tous responsables du dérèglement climatique est terriblement fausse. La deuxième, ce serait d’éviter la rhétorique de la peur et de la mort. Ce n’est pas parce qu’un fumeur connaît les risques de son addiction qu’il arrête de fumer.
Pour rester avec Spinoza, disons que la vie (l’action) et la mort (la disparition) n’ont aucun point de contact. Il faut penser à la vie pour vivre, tandis que la pensée de la mort empêche de vivre. Si cela est vrai, alors il est clair que la communication concernant le dérèglement climatique a toujours été et est toujours mal pensée. La transition écologique n’est pas une soustraction (renoncer, diminuer, devenir sobre, ralentir, etc.) mais une addition, un nouveau champ d’action, de nouvelles opportunités en termes d’emplois, de rythme de vie, de sociabilité, de relation aux enfants, etc. Or il n’y a rien de plus stimulant que d’inventer les conditions de sa propre existence.
Pour aller plus loin : Écologie et démocratie, Joëlle Zask, Éditions Premier Parallèle, 2022, 304 pages, 20 €.