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Written by 9 h 03 min Déchiffrer, Societe-Economie

Nicolas Chabanne : “C’est Qui le Patron ?! est la marque la plus vendue parce que nous sommes solidaires”

En moins de dix ans, “C’est qui le patron ?!” est devenue la marque alimentaire la plus vendue en France parmi celles créées ces dix dernières années. Son secret ? Un modèle coopératif où les consommateurs décident et où les producteurs sont enfin rémunérés à leur juste valeur. Rencontre avec son fondateur, Nicolas Chabanne.

Le 01/03/2025 par Florence Santrot
Nicolas Chabanne
Nicolas Chabanne a initié en 2016 la démarche C'est Qui Le Patron ?! aux côtés de avec Martial Darbon, producteur de la Bresse. Crédit : CQLP.
Nicolas Chabanne a initié en 2016 la démarche C'est Qui Le Patron ?! aux côtés de avec Martial Darbon, producteur de la Bresse. Crédit : CQLP.

Encore inconnu il y a moins de 10 ans, la marque “C’est Qui Le Patron ?!” s’est fait connaître pour sa brique de lait qui permet la juste rémunération des agriculteurs et des fabricants. Depuis, d’autres produits estampillés du logo ont vu le jour et, en 2025, des fruits et légumes viendront rejoindre la vingtaine de produits laitiers différents ainsi que la farine ou encore le miel. La cerise, dont la filière souffre particulièrement, sera la première de cette nouvelle étape.

À l’occasion du Salon de l’Agriculture, qui se tient à Paris du 22 février au 2 mars 2025, WE DEMAIN a rencontré Nicolas Chabanne, le fondateur de “C’est Qui Le Patron ?!” avec Martial Darbon. Cet Ardéchois d’origine, qui vit au pied du Mont Ventoux dans le Vaucluse, a participé au lancement du label “Le Petit Producteur” puis à la création de la marque “Les Gueules Cassées”, qui met en avant les fruits et légumes “moches” pour ne pas qu’ils soient perdus. En 2015, il a l’idée de cette marque de lait équitable qui permettrait aux producteurs, grâce à un prix minimal garanti, de pouvoir vivre. Un succès qu’il nous détaille ici.

“C’est qui le patron ?!” a fêté ses 8 ans d’existence. Comment analysez-vous cette ascension fulgurante ?

Nicolas Chabanne : Nous avons passé les huit ans et quelques mois, et il est vrai que la marque est devenue un phénomène. L’institut d’études Nielsen nous a appelés un jour pour nous dire que nous étions la marque créée ces dix dernières années la plus vendue en grande distribution. Ce qui est fou, c’est que nous ne nous sommes jamais positionnés comme une entreprise classique. Nous sommes une coopérative : il n’y a pas d’actionnaires à rémunérer, pas de dividendes versés.

L’argent revient aux producteurs et permet de leur garantir une juste rémunération. Nous avons voulu démontrer que les consommateurs ont un vrai pouvoir, celui de favoriser des circuits plus justes et solidaires. C’est un succès au-delà de nos espérances : nous sommes la marque la plus vendue parce que nous sommes solidaires. Cela devrait faire réfléchir quand même… Le monde de demain ne peut pas exister autrement que par où va notre argent, à quoi il sert. Par le partage de valeurs.

“Nous sommes la marque la plus vendue parce que nous sommes solidaires.”

Tout a commencé parce qu’un acheteur chez Carrefour vous a fait confiance…

Oui, nous avons eu énormément de chance de le rencontrer, qu’il comprenne et soutienne notre démarche et parvienne à convaincre son patron de prendre le risque de nous référencer avec des volumes suffisants. Ils ont eu confiance dans notre système car ils nous connaissaient déjà un peu car j’avais lancé la marque “Les Gueules Cassées”, des fruits et légumes un peu moches, hors-normes, qui étaient généralement mis au rebut.

Aujourd’hui encore, malgré notre succès, on continue à se battre pour être référencé dans les enseignes. Notre brique de lait demi-écrémé, qui est la plus vendue en France hors marques distributeurs, n’est présente que dans 54 % des magasins. On se dit que le livre le plus vendu en France serait dans toutes les librairies, mais ça ne marche pas de la même manière en grande distribution… Et cela ne nous permet pas d’intégrer autant de fabricants, et donc de producteurs, qu’on le souhaiterait dans le mouvement. Pourtant, il y a une demande phénoménale des agriculteurs.

Vous avez lancé ce mouvement sans levée de fonds ni appel à des investisseurs. Comment avez-vous réalisé ce tour de force ?

Tout est parti d’une idée simple : et si les consommateurs étaient ceux qui décidaient ? Le financement initial, je l’ai assuré personnellement. J’ai pris des risques, je me suis endetté. Mais je ne voulais pas d’actionnaires qui imposeraient une logique purement lucrative. Je voulais que tout revienne aux producteurs. Quand le projet C’est Qui Le Patron ?! a décollé, l’argent a commencé à rentrer directement dans le système, sans intermédiaires financiers.

Aujourd’hui, nous avons même transformé la structure en fondation actionnaire, ce qui signifie qu’elle est inaliénable et ne pourra jamais être revendue pour enrichir qui que ce soit. J’ai même demandé à mes enfants, qui ont accepté, d’être cosignataires pour assurer qu’à mon décès, l’argent reste bien dans la fondation. Cela garantit la pérennité du projet et la volonté de ne pas s’enrichir, que toute la production de valeur revienne aux producteurs et fabricants. Il faut un changement profond de mentalité pour que ce modèle se répande.

Chez “C’est Qui Le Patron ?!”, comment les consommateurs participent-ils concrètement aux décisions de ?

Toute personne peut devenir sociétaire de C’est Qui Le Patron ?! en échange d’un euro symbolique. Ils sont désormais un peu plus de 16 000, tous venus grâce au bouche-à-oreille, sans jamais faire de publicité. En tant que sociétaire, vous pouvez vous investir plus ou moins dans les projets. Comme n’importe qui, sociétaire ou non, ils sont incités à répondre à des questionnaires où ils déterminent les caractéristiques des produits. Leur vote décide du prix, des conditions de production et du cahier des charges. Nous n’avons pas de stratégie marketing, ce sont les consommateurs qui décident. Par exemple, les consommateurs ont choisi que le lait soit mieux rémunéré aux producteurs, même si cela impliquait un prix légèrement plus élevé. Ce n’est plus seulement une démarche d’achat, c’est un acte citoyen.

“Nous n’avons pas de stratégie marketing, ce sont les consommateurs qui décident.”

Ensuite, il y a tout une démarche de transparence. Puisqu’on garantit une certaine rémunération, chaque sociétaire est en droit de se rendre chez un agriculteur ou un fabricant pour s’assurer qu’il respecte bien notre cahier des charges. Et puis ces sociétaires peuvent aussi se rendre aussi en magasin, pour présenter le projet aux directeurs d’enseignes ou en animant des actions de sensibilisation en magasins afin d’expliquer la démarche aux autres consommateurs. Aujourd’hui, par exemple, sur notre stand du Salon de l’Agriculture, il y a Éric, retraité de la papeterie, qui accueille les visiteurs. Environ 1/3 de nos sociétaires sont actifs dans l’activité. Ils viennent en soutien à la trentaine d’employés de la marque. C’est fou de se dire qu’une marque arrive à convaincre ses propres consommateurs de donner de leur temps bénévolement pour soutenir une démarche telle que la nôtre. C’est la preuve qu’un modèle participatif et transparent pouvait rivaliser avec les marques classiques.

“Nous sommes la preuve qu’un modèle participatif et transparent pouvait rivaliser avec les marques classiques.”

Votre marque a été créée dans le but de transformer la vie des agriculteurs. Quel impact concret avez-vous sur les producteurs ?

Nous avons déjà plus de 3 500 familles de producteurs qui ont vu leur vie changer par notre démarche. Sans la garantie d’un certain niveau de rémunération, les producteurs ne peuvent pas se projeter dans l’avenir. Et bon nombre arrêtent tout bonnement cette profession. Thierry, un agriculteur avec qui nous collaborons et qui est ici au Salon de l’Agriculture, nous raconte que ça l’a énormément aidé. Sur son exploitation de ferme laitière partagée avec une autre famille, ils produisent 1,6 millions de litres par an. Lui, c’est environ 800 000 litres. Si on le rémunère 10 centimes de plus, c’est 80 000 euros en plus à la fin de l’année. Ça change la vie. Il n’a plus ce stress permanent de se demander chaque matin comment il va survivre, comment il va payer son matériel.

Et puis, ça aide les nouvelles générations. Le fils de Thierry s’est installé sur l’exploitation grâce à cela. En assurant un prix plancher du lait qui leur permet de vivre dignement, cela change leur vie. C’est une forme de reconnaissance du travail des agriculteurs. La preuve qu’on les prend en considération. Pour les consommateurs, nous avons fait le calcul, cela ne coûte que 4 euros de plus par an. 70 % d’entre eux peuvent se le permettre.

“C’est une forme de reconnaissance du travail des agriculteurs. La preuve qu’on les prend en considération.”

Nous avons aussi mis en place une transparence totale sur la répartition des coûts et des marges. Elle est par exemple affichée sur nos briques de lait, ce qui devrait être selon moi, une démarche à systématiser quelle que soit la marque. C’est ainsi que notre démarche redonne du pouvoir aux producteurs et leur permet d’envisager l’avenir sereinement. C’est Qui Le Patron ?!, ce n’est pas une histoire de bobos, c’est une histoire de dignité pour les producteurs.

Outre le lait, quels autres produits avez-vous intégrés dans cette démarche ?

Nous avons commencé par le lait, mais très vite, nous avons élargi notre offre à des produits dérivés comme le beurre, la crème, le fromage blanc, les yaourts, les œufs puis aujourd’hui le jus de pomme, le miel, la farine, le chocolat, les pommes de terre… et maintenant les fruits et légumes. C’est terrible : aujourd’hui en France, un fruit et légume consommé sur deux est importé. Et la filière de la cerise est parmi celles qui souffrent le plus actuellement. En 10 ans, la production de cerises a baissé de 21 % et le nombre de producteurs a chuté de 36 %. Hors, à raison de 1,50 euro par kilo en plus, ils pourraient en vivre beaucoup. Sachant qu’en moyenne en France, on consomme 400 grammes de cerises par personne par an, c’est 60 centimes de plus par an par consommateur.

Je pense que si on présente cela comme ça aux Français, ils seront d’accord pour une légère hausse des prix mais la survie d’une filière. Car la réalité aujourd’hui, c’est qu’on arrache les cerisiers. Mais ce fruit n’est pas le seul concerné, nous avons déjà identifié la pomme, la carotte, les échalotes, les oignons ou encore l’ail. Nous allons nous efforcer de lancer en 2025 tous ces produits sous la marque C’est Qui Le Patron ?! pour essayer de sauver un maximum de producteurs aujourd’hui en souffrance. Pour éviter des situations dramatiques.

Le modèle de “C’est Qui Le Patron ?!” pourrait-il s’appliquer à d’autres secteurs ?

Nous en sommes convaincus. Si nous pouvons le faire pour le lait, pourquoi pas pour l’assurance, l’énergie ou les services ? Nous avons déjà été approchés par d’autres secteurs pour appliquer notre modèle. Aujourd’hui, nous encourageons d’autres entreprises à s’inspirer de notre démarche pour réinventer leur rapport aux consommateurs et aux producteurs. Je vais m’occuper de développer le modèle, pour donner la structure à d’autres entreprises du partage et de la transparence.

Ce ne sera peut-être pas à 100 % identique à notre fonctionnement, peut-être à 45 % seulement, mais il y aura les grands principes, comme une structure avec une fondation actionnaire, une transparence totale, l’assurance que les bénéfices ne sont pas redistribués sous forme de dividendes mais que tout va dans la production et la fabrication. Nous voulons prouver qu’il est possible de bâtir une économie plus équitable.

“Je veux donner la structure à d’autres entreprises du partage et de la transparence pour qu’elles appliquent les mêmes principes à d’autres activités.”

Quels sont les freins à ce type d’initiatives ?

Le principal frein est la peur du changement. Le modèle dominant est basé sur des marges maximisées, et certains acteurs du marché voient d’un mauvais œil notre succès. Pourtant, nous prouvons que ce modèle fonctionne, que les consommateurs sont prêts à payer un peu plus pour garantir une meilleure rémunération aux producteurs. Une grande marque avait d’ailleurs commencé à appliquer nos principes pour lancer un yaourt à la manière de C’est Qui Le Patron ?!, avec cette idée de juste rémunération et de transparence. Hélas, au dernier moment, ils ont abandonné l’idée.

À l’heure actuelle, rien d’un similaire n’est vraiment convaincant. Pourtant, on a craqué un concept qui fonctionne au-delà de nos attentes. En pleine vague d’inflation, les chiffres continuent d’augmenter. C’est vrai qu’il y a des projets, mais il y a toujours ces petits 10 % de dividendes reversés, cette volonté de se dégager un peu d’argent malgré tout. Alors que non, ce n’est pas le principe. Nous, nous sommes hyper riches, mais pas de la même manière. Ça dépend où tu mets la richesse, mais le bonheur d’avoir les producteurs heureux et fiers, c’est phénoménal. Nous croyons que ce concept va se développer. Certes, il faut du courage pour changer les habitudes, mais nous sommes optimistes.

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