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Ángel León, le chef qui veut nous mettre au régime marin

El Puerto de Santa María, face à Cadix, sur la côte atlantique de l’Andalousie. Création des Phéniciens, il y a trois millénaires, la ville, si elle ne se vante pas d’avoir été la porte de l’invasion arabe en Espagne, en 711, n’est pas peu fière d’avoir été le port de départ des deuxième et quatrième voyages de Christophe Colomb vers les Amériques.

Fière également de ses arènes parmi les plus belles du pays. Fière de ses longs rubans de plage; de ses caves bondées de botas (tonneaux) de vieux jerez; de ses salines dont les insidieuses infiltrations en terre cultivable rendent inutile la pincée de sel sur la tomate. 

À ces amènes sujets de satisfaction, il manquait toutefois à l’ancienne cité aux cent palais un coup de fouet digne de son passé et tonique pour son avenir. Il a claqué en 2007. Sous la forme d’un nouveau restaurant, Aponiente, et sous les traits de son chef, Ángel León. Pour un coup de fouet… la surface laquée de la baie de Cadix en frisotte encore. Car, on va le voir, en plus d’une gastronomie que l’on qualifierait d’extraterrestre si elle ne venait de la mer, ce cuisinier a des projets, une ambition, une vision dont le champ s’étend bien au-delà des limites de son restaurant.

Cet article a initialement été publié dans WE DEMAIN n°34, paru en mai 2021. Un numéro toujours disponible sur notre boutique en ligne

Bacon en peau de murène

L’assiette d’abord. Celle d’Aponiente, après les savantes manipulations de León, accueille par principe ce qu’on ne trouve pas dans les assiettes des autres établissements labellisés « mer ». Philosophie du chef : « Qu’y a-t-il de plus hédoniste que manger quelque chose que personne sur la planète n’a encore essayé ? »

Le « Chef del Mar », comme l’appellent désormais les Espagnols, va encore plus loin. Il veut trouver au fond des mers et des océans des ingrédients dont on ignore encore l’existence. « Plus que les techniques, ce qui m’apporte le plus d’émotion, c’est vraiment ça, découvrir des produits inédits. » Tout ce qu’il déniche en milieu marin (le plastique excepté, soyez rassuré !), on le retrouve transfiguré sur sa carte. 

Méduses, algues variées, ver marin ou gusana de mar servi croquant sur une joue de dorade grillée, arrosée d’un bouillon d’herbes… Quant aux parures de poisson – têtes, arêtes, nageoires – dont les chefs se contentent de faire des fumets, on peut être certain qu’avec lui, elles vont subir d’étonnantes métamorphoses. « L’un des projets les plus longs à réaliser chez Aponiente aura été la charcuterie marine. Nous avons commencé par deux ou trois variétés, aujourd’hui nous en avons beaucoup plus, chorizo, lomo [longe, ndlr], saucisson, saucisse, mortadelle… Ce sont des produits 100 % d’origine marine. Réalisés à partir de poissons dont les gens ne veulent pas et ne consomment pas, pour des raisons de mode. Et que nous réinventons en clin d’œil à la charcuterie traditionnelle. »

Alors, goûtons de cette mortadelle à base de tête de bar; de ce boudin de moule ou de ce bacon en peau de murène croustillant. Qui, entre autres singularités iodées, ont propulsé Ángel León dans ce coin du firmament où brillent les trois étoiles.

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Ángel León, le mauvais élève

Né en 1977 à une dizaine de kilomètres de Santa María, il grandit à Cadix, et a l’intuition assez tôt que sa vie serait liée à la mer. Élève hyperactif en délicatesse avec l’école, il ne retrouvait paix et plaisir que lorsque son père, propriétaire d’un petit bateau, les amenait, lui et son frère cadet, pêcher dans la baie de Cadix. Pourquoi étudier pour « gagner sa vie », alors que sa vie, il l’avait déjà là, en mer. Éblouissement des matins somptueux, excitation à la levée du filet ruisselant de poissons argentés, ou à l’instant de la petite secousse électrique indiquant la victoire de l’hameçon. Et ces casse-croûte, préparés par sa mère, qui valaient tous les festins du monde.

Que désirer de plus ? Au retour de la pêche, il ne laissait à personne le nettoyage du poisson. Il les ouvrait, les examinait un par un, tentait de voir ce qu’ils avaient mangé. Il dira plus tard : « Si je n’avais pas été un mauvais élève, j’aurais aimé devenir biologiste marin. » Après être passé dans cinq lycées différents, il finit par décrocher le Bac. Engrenage de la « vraie vie » : école hôtelière à Séville, passage au Chapon fin de Bordeaux, crochet par Buenos Aires et Miami, puis retour à Cordoue et Tolède où il étudie la cuisine séfarade.

Avec les scientifiques

On devine la suite. Les sirènes d’El Puerto de Santa María n’ont eu nul besoin de chanter longtemps, et c’est, enrichi d’un respectable bagage professionnel, qu’Ángel León rentre « à la maison ».

Au début de ces années 2000, Ferran Adrià et son restaurant El Bulli ont catapulté la gastronomie ibérique au zénith. León ne sera pas de la lignée de chefs issus de l’école moléculaire, mais il retiendra ce credo d’Adrià : « La vraie révolution viendra lorsque les scientifiques et les cuisiniers travailleront ensemble. » Alors, vive la révolution ! Avec des chercheurs des universités de Cadix et d’Alicante, le jeune chef étudie la façon dont les différentes méthodes de pêche affectent la texture et la saveur du poisson.

Riz au plancton, escargots de mer, quinoa, aïoli. (Crédit : Paolo Verzone/VU)

Laboratoire gastronomique

En 2008, après de longs mois de conception et d’essais avec le Centre de recherches marines de Cadix, il invente le Clarimax, une machine à clarifier les bouillons qui sera adoptée par de nombreux cuisiniers de par le monde tant elle leur évite le lent processus habituel de cuisson et de clarification. Aucune partie du poisson n’échappant à sa curiosité, il découvre ainsi que les yeux cuits à 55 °C dans une centrifugeuse produisent un excellent épaississeur pour certaines sauces. Avec de la poudre d’écaille déshydratée, il exécute des billes gélatineuses proches du caviar.

Et il y a le plancton ! « Des ingrédients que j’ai rencontrés et utilisés dans ma carrière, c’est le plancton dont je me sens le plus fier. Quand j’ai commencé à le travailler, on m’a traité de fou. Certains m’ont même reproché de priver les baleines de leur nourriture ! Je le définis comme étant la saveur la plus pure de la mer. C’est l’origine de la vie. C’est grâce à lui que nous pouvons respirer. Introduire ce trésor dans la gastronomie a été pour moi prodigieux. Quand j’ai eu l’idée d’apporter du plancton à table, je suis monté dans une barque avec des filets, pensant ainsi le capturer ! J’en ris encore en m’en souvenant.

L’audace d’Ángel León

Au début de mes recherches, j’en ai parlé à une entreprise située à dix minutes du restaurant qui travaillait sur le plancton pour le secteur pharmaceutique. C’est ensemble que nous avons réussi à apporter le plancton lyophilisé en cuisine, que nous avons fait progresser ce projet sous différentes formes, jusqu’à obtenir un nouvel aliment que l’on trouve aujourd’hui partout. » Le riz au plancton, escargots de mer, quinoa, aïoli est l’un des plats emblématiques d’Aponiente. Qui se digère en finesse avec le sorbet manzanilla, wasabi et plancton.

Son audace, qui en a fait l’un des chefs les plus novateurs de la planète, aurait pu aussi bien le perdre. Deux ans après l’ouverture de son restaurant, les gens hésitaient à franchir la porte. León fit part de son inquiétude à Ferran Adrià : « Ils ne me comprennent pas. » L’alchimiste d’El Bulli lui répondit : « C’est parce que tu es à l’avant-garde. Garde le cap. » Et il tint le cap comme il sait le faire avec un bateau.

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Aspirateur à carbone

À présent, he has a dream. Enfant, il prenait pour des rizières les colonies de plantes qui affleuraient par endroits en bordure de la baie de Cadix. Il s’agissait en fait d’herbes d’anguille (Zostera marina) consommées en bouillie chez les Seri au Mexique. Consommées mais n’ayant jamais été cultivées. Il en fallait moins pour titiller Ángel León. Seules plantes fleurissant sous l’eau salée, elles possèdent en outre la panoplie complète de leurs sœurs terrestres. Racines, rhizome, feuilles, graines.

De plus, ces prairies marines sont depuis longtemps reconnues comme l’un des écosystèmes les plus importants contre le dérèglement climatique. Elles absorbent le carbone trente fois plus rapidement que la forêt tropicale. Une nouvelle fois en partenariat avec l’Université de Cadix, le chef d’Aponiente s’est mis à l’œuvre. En commençant par le ramassage le long des côtes de grandes quantités de zostère. Jusqu’à obtenir une cinquantaine de kilos de grains à – littéralement – décortiquer.

Jardin sous-marin

Au bout de plusieurs mois d’analyses et d’expérimentations, il s’est avéré que cette plante vivace avait un fort potentiel nutritionnel. Des fibres, des oméga-3 et ne contenait pas de gluten. Quant au goût de ses « grains de riz », qu’il a torturés de mille et une façons, León s’en est montré assez satisfait pour commencer à imaginer de futures déclinaisons culinaires. Mais ce qu’il rêve d’accomplir est encore plus ambitieux et sans précédent. « Un immense jardin sous-marin pour le bien des humains ! »

Avec l’aide d’une entreprise de pêche, il projette de récolter cet été cinq hectares de zostère dans différentes zones des côtes espagnoles. Pour, ensuite, les repiquer en baie de Cadix. Si l’expérience est un succès, León espère qu’elle pourra être reproduite à grande échelle, notamment le long des côtes d’Afrique. Il rêve de voir des millions d’hectares transformés en source de nourriture et en arme contre les changements climatiques. « L’humanité sera de plus en plus redevable à la mer. Je ne peux concevoir la vie sans elle. La mer est domaine d’inspiration et moyen d’évasion. Si, un jour, je me perds, il faudra venir me chercher dans les profondeurs ! » Chef, pas avant d’avoir tenu cet autre pari. Vous avez bien dit : « Je veux parvenir à cuisiner un menu 100 % mer, mais sans poisson. » ?! 

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