Partager la publication "Atelier Tuffery : visite dans le temple du jean français qui s’est réinventé avec succès"
C’est la plus ancienne fabrique de jeans des Cévennes et elle n’a jamais été aussi dynamique. Atelier Tuffery est bien plus qu’une marque de jeans. Depuis 1892, cette entreprise familiale, installée à Florac-Trois-Rivières, en Lozère, perpétue un savoir-faire artisanal tout en intégrant innovation et durabilité. Dirigée depuis 2016 par Julien et Myriam Tuffery, la manufacture prouve qu’un ancrage rural n’est pas forcément un handicap et peut même être un atout économique et écologique.
Depuis sa création par Célestin Tuffery en 1892, la manufacture a toujours été basée à Florac, un choix que la nouvelle génération n’a pas remis en question. À l’époque, la marque faisait partie des pionniers du pantalon en denim – la fameuse “toile de Nîmes”. “Récupérer une entreprise qui fabrique le produit le plus mondialisé, le jean, au fin fond du territoire le plus rural de France, sur le papier, rien ne collait. Et aujourd’hui, avec ce qu’on a créé, ça semble une évidence”, nous confie Julien Tuffery, qui nous accueille dans ses locaux en plein coeur de la Lozère, à un peu plus de 2 heures de route de Nîmes.

La Lozère, un territoire comme force, non comme contrainte
Contrairement aux idées reçues, l’éloignement des grands pôles économiques n’a pas entravé le développement de l’entreprise. Au contraire, la Lozère est un accélérateur de projets, offrant une proximité unique avec les institutions locales. “En un mail, vous réunissez un directeur de banque, un préfet, un président de chambre consulaire… Et tous sont à l’écoute.” Pourtant, l’entreprise a frisé correctionnelle : en 1983, c’est le grand plongeon pour son père et ses oncles. Face à l’explosion des jeans à très bas coût à fabriqués l’autre bout de la Terre, la manufacture est passée en quelques mois de 60 à 3 salariés. La survie de la marque, et de son made in France, ne tient qu’à un fil. Mais, depuis 2016, elle connaît une nouvelle jeunesse.
L’isolement géographique n’est plus un frein grâce aux nouvelles technologies. “Avec le web et les réseaux sociaux, j’ai 7 milliards de clients potentiels. Expédier un jean au Japon ou en Corée, c’est aussi simple que de l’envoyer à 50 kilomètres d’ici”, explique-t-il. Une logistique maîtrisée qui permet à l’atelier de commercialiser directement ses jeans sans passer par des intermédiaires, garantissant ainsi des prix justes et une marge viable.

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Un recrutement facilité par le sens et les conditions de travail
Loin d’être un désert économique, Florac séduit par son cadre de vie et l’opportunité qu’offre Atelier Tuffery à ceux qui veulent redonner du sens à leur carrière. L’entreprise n’a jamais eu besoin de publier d’annonces pour recruter : le bouche-à-oreille et l’image de la marque attirent les talents.
L’atelier mise sur des conditions de travail optimales, loin des clichés de l’industrie textile. “Une machine à coudre ne prend pas plus de place qu’un ordinateur sur un bureau. Alors pourquoi les mettre dans un hangar lugubre ?”, interroge Julien Tuffery. Les locaux, conçus avec des matériaux locaux comme le bois de Lozère, offrent un environnement chaleureux et lumineux. Une approche qui facilite le recrutement et la fidélisation des équipes.

La main-d’œuvre au cœur de la valeur d’Atelier Tuffery
Dans l’industrie du jean, la main-d’œuvre représente 80 % de la valeur ajoutée. Chez Atelier Tuffery, cet aspect est revendiqué comme une force plutôt qu’un coût. La marque mise sur un savoir-faire manuel irremplaçable. “Le robot qui fabrique un jean de A à Z n’existe pas encore”, rappelle Julien Tuffery.
Toutefois, l’innovation est bien présente. L’entreprise explore la piste de l’intelligence artificielle pour optimiser certaines étapes de la conception, notamment en modélisme et pour simplifier certaines étapes de la direction artistique. “L’IA ne remplace pas le savoir-faire humain, mais elle va nous faire gagner du temps sur la création”, explique-t-il.

Une alternative durable au coton
L’entreprise travaille aussi à réduire sa dépendance au coton, une ressource gourmande en eau et soumise à des tensions géopolitiques. Depuis plusieurs années, Atelier Tuffery a commencé à développer des jeans intégrant du lin, du chanvre et de la laine issus de filières locales. Aujourd’hui, ces matériaux représentent près de 20 % de la production.
Pour aller plus loin, l’atelier a même racheté un tisseur en France afin de garantir la pérennité de ces toiles alternatives. Un investissement stratégique pour contrôler toute la chaîne, du fil à la confection.

Un modèle économique indépendant et équilibré
Dans un secteur dominé par la fast fashion et les marges écrasantes des distributeurs, Atelier Tuffery a fait un choix radical : vendre uniquement en direct. “Si on passait par un revendeur, un jean vendu 100 € en boutique aurait été acheté entre 200 et 300 €. Or, notre coût de production est à 75 €”, explique Julien Tuffery. Pour pouvoir proposer des prix relativement abordables, à partir de 139 € pour un jean, la vente directe est la seule solution de la marque. Ainsi, l’intégralité de la valeur des produits arrive à l’endroit qui le mérite le plus : la manufacture.
Grâce à son site web et aux réseaux sociaux, sa boutique à Florac et des événements éphémères dans plusieurs grandes villes, l’entreprise maintient un modèle rentable tout en restant accessible. La visite de l’atelier de confection en Lozère, pour y découvrir les étapes clés de la création d’un jean, permet d’attirer touristes et fans de la marque à Florac. Et ce, même s’il faut faire plusieurs heures de route pour venir sur place. D’ailleurs, la boutique réalise quelque 2 millions d’euros de chiffre d’affaires par an. Au total, l’entreprise a enregistré un peu moins de 5 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2024.

Un développement mesuré, mais ambitieux
Loin de la course aux levées de fonds et à l’hypercroissance, Atelier Tuffery défend une vision de long terme. “Ce n’est pas parce qu’on veut se développer doucement qu’on manque d’ambition. Mon objectif, c’est l’état dans lequel je laisserai cette entreprise dans 30 ans. Je veux qu’elle soit à la pointe, à la fois humainement, écologiquement et économiquement”, affirme Julien Tuffery.
L’avenir ? Peut-être une duplication du modèle ailleurs en France. “On a tout processisé : la formation, l’organisation de l’atelier, la logistique… Si on ouvre un deuxième site, on mettra un an et demi à le rendre opérationnel, contre huit ans ici”, confie-t-il. Mais la priorité reste l’humain et la cohérence du projet : grandir sans trahir l’ADN de la marque. L’idée d’avoir un autre atelier ailleurs reste encore hypothétique. Pour les dirigeants, la peur que l’éloignement n’affaiblisse les liens est réel. Pour autant, la réflexion est bien là : “En revanche, nous n’aurons jamais un immense atelier avec 400 personnes qui travaillent sur des machines. Je peux imaginer dix ateliers de 40 personnes, à l’instar de celui à Florac, mais pas de structure plus grande, on perdrait notre âme et la qualité des conditions de travail.”
Atelier Tuffery incarne ainsi une nouvelle façon d’entreprendre en France : locale, durable et innovante. Une preuve éclatante que la ruralité n’est pas synonyme de déclin, mais peut être un formidable terrain d’avenir.
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