Partager la publication "L’attaque des drones ukrainiens en territoire russe, nouveau visage de la guerre asymétrique"
Dimanche 1er juin 2025, l’Ukraine a frappé autant les esprits que l’aviation russe. En déclenchant une série de frappes coordonnées sur quatre bases militaires en territoire ennemi, dont l’une en Sibérie, à plus de 4 200 kilomètres de la frontière ukrainienne, Kiev a démontré sa capacité à projeter sa puissance bien au-delà de la ligne de front. L’opération, baptisée Pavutyna (“Toile d’araignée”), aurait endommagé ou détruit 41 appareils (bilan non définitif), parmi lesquels plusieurs bombardiers stratégiques Tu-95, Tu-160et Tu-22M3, ainsi qu’un avion radar (A-50 Mainstay). Le gouvernement ukrainien évoque des pertes estimées à 7 milliards de dollars. Des victimes militaires seraient aussi à déplorer. Une attaque d’une ampleur inédite réalisée grâce à une méthode qui l’est tout autant.
Ce coup de maître, salué comme un tournant par les autorités ukrainiennes, redessine les contours d’un conflit figé depuis des mois. Il montre comment des armées aux moyens asymétriques peuvent, grâce à l’innovation et à la surprise, inverser temporairement le rapport de force. En frappant loin, vite, et sans mobilisation massive, l’Ukraine ouvre un nouveau chapitre de la guerre technologique, mêlant infiltration, pilotage à distance et ciblage chirurgical.

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Comment des drones ukrainiens peuvent-il frapper jusqu’en Sibérie ?
Cette attaque a été rendue possible grâce à une opération d’infiltration méticuleusement planifiée sur une période de 18 mois. Précisément un an, six mois et neuf jours. C’est le Service de sécurité d’Ukraine (SBU), sous la supervision directe du président Volodymyr Zelensky, qui a imaginé cette opération inédite. Pour y parvenir, tout a commencé par une opération d’infiltration du territoire russe particulièrement osée. Quelque 117 drones FPV (first person view, qui se pilotent par un expert en vue immersive) ont été dissimulés en Russie dans des conteneurs en bois, transportés séparément des drones eux-mêmes.
Ces conteneurs, qui étaient piégés pour protéger le secret le plus longtemps possible, ont ensuite été montés sur des camions banalisés, stationnés à proximité des bases aériennes ciblées, le plus souvent au niveau de stations service. Quatre aérodromes ont été visés : Dyagilevo dans la région de Riazan, Ivanovo dans la région d’Ivanovo, la base aérienne de Belaya dans la région russe d’Irkoutsk, située dans le sud-est de la Sibérie (4 200 km), ainsi que la base aérienne d’Olenya dans la région de Mourmansk, à environ 2 000 km de la frontière ukrainienne, dans l’Arctique. Sur une partie au moins des attaques, les avions étaient stationnés en extérieur, preuve que les Russes pensaient toute attaque sur ces bases impossible…
Le réseau télécom russe utilisé pour piloter les drones à distance
Le jour de l’attaque, les toits de ces conteneurs ont été ouverts à distance, permettant aux drones de décoller et de frapper leurs cibles situées non loin. Et pour communiquer avec les drones depuis l’Ukraine ? Les pilotes ont tout simplement utilisé… le réseau de télécommunication russe ! Entre temps, toutes les personnes impliquées dans l’opération avaient quitté le territoire russe pour se mettre en sécurité. L’attaque a eu lieu en plein jour, aux alentours de 12h50.

Pourquoi une telle stratégie ? Cette méthode a permis d’éviter les systèmes de défense aérienne russes, qui n’étaient pas préparés à une attaque provenant de l’intérieur de leur propre territoire. La réussite d’une telle opération complexe, malgré les lourdes pertes infligées par l’armée russe sur le sol ukrainien, est la preuve que le pays de Volodymyr Zelensky est capable de mener des opérations complexes et à longue portée. Et que les défenses russes sont vulnérables.
“Conformément aux lois et coutumes de la guerre, nous avons identifié des cibles absolument légitimes : des aérodromes militaires et des avions qui bombardent nos villes paisibles. De notre côté, il y a donc une véritable démilitarisation de la Fédération de Russie, car nous détruisons des cibles militaires. Et nos frappes dureront aussi longtemps que la Fédération de Russie terrorisera les Ukrainiens avec ses missiles et ses missiles”, a déclaré Vasyl Malyuk, chef du SBU et responsable de l’opération Pavutyna. Il affirme que “34 % des porte-missiles de croisière stratégiques présents sur les principaux aérodromes de la Fédération de Russie” ont été détruits.
Un tournant dans la guerre asymétrique
En frappant si profondément en territoire ennemi avec des moyens limités, l’Ukraine confirme l’évolution du conflit vers une forme de guerre asymétrique plus mobile, plus inventive, et toujours plus insaisissable. Là où la Russie déploie une puissance de feu massive et des moyens industriels hérités de l’ère soviétique, Kiev parie sur la précision, la surprise et l’agilité. La portée symbolique de cette attaque est à la hauteur du choc opérationnel : des drones légers, peu coûteux et invisibles jusqu’à leur envol, ont neutralisé une partie critique de l’arsenal aérien russe.
On 1 June 2025, the Security Service of Ukraine (SBU) launched a cross-border operation into Russia, codenamed Operation Spider Web (ukr: Операція «Павутина»; Operatsija Pavutyna). The operation is the largest of its kind to date to target military infrastructure deep within Russian territory. 1/4
— sasha (@krassotkin.bsky.social) 1 juin 2025 à 18:34
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Pour détourner l’attention, l’Ukraine n’a eu de cesse, ces dernières semaines, d’attaquer les radars russes et d’harceler les systèmes de défense antiaérienne. Objectif : donner à penser qu’une attaque de drones longue portée depuis le sol ukrainien, était en préparation. En mars dernier, le pays a affirmé avoir développé un nouveau type de drone capable d’atteindre 3 000 kilomètres de distance, sans toutefois en dévoiler la nature ni les caractéristiques techniques. Il y a une semaine encore, l’armée de Volodymyr Zelensky a dévoilé un porte-drones, capable d’emmener deux drones FPV frapper des cibles dans un rayon de 300 kilomètres. Mais l’attaque surprise du 1er juin est toute autre.
SBU har idag genomfört en specialoperation med lastbilar som kört till inom angreppshåll från 4 baser för det ryska strategiska bombflyget och från bilarna släppt lös drönare som kan ha slagit ut över 40 ryska flygplan i Olenja i Murmanskregionen, Belaja i Irkutskregionen och Djagilevo och Ivanovo/
— Fria Ukraina (@friaukraina.bsky.social) 1 juin 2025 à 14:33
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David contre Goliath : une nouvelle grammaire de la guerre
Avec ses drones bricolés et sa stratégie patiente, Kiev parvient à ébranler la puissance d’une armée mieux équipée mais trop sûre de ses arrières. Cette nouvelle grammaire de la guerre s’écrit à coups de manœuvres invisibles, de technologies accessibles – les drones utilisés étaient des minidrones quadricoptères vendus dans le commerce et modifiés pour le combat – et de logistique allégée. L’Ukraine n’invente pas l’asymétrie, mais elle la pousse à son extrême en intégrant des stratégies d’infiltration et de contournement là où l’adversaire s’attend à des confrontations frontales.
“La frappe longue portée est désormais une commodité accessible à tout État — ou groupe organisé — disposant de quelques millions de dollars et d’une volonté offensive suffisante“, a déclaré Mick Ryan, ancien général australien et expert en stratégie militaire, au New York Times.

En piégeant les failles du territoire russe plutôt qu’en défiant directement ses défenses, Kiev impose une redéfinition des lignes rouges : désormais, aucun aérodrome, si reculé soit-il, ne peut se considérer à l’abri. L’attaque du 1er juin 2025 servira sans doute de cas d’école aux académies militaires du monde entier. La guerre, de plus en plus fragmentée et imprévisible, se joue désormais autant dans les airs qu’à l’intérieur des lignes ennemies. Une guerre de nerfs et de ruse, où l’effet de surprise permet de rebattre les cartes. Comme le naufrage du Moskva ou les attaques maritimes sur Sébastopol, cette opération deviendra sans doute l’un des marqueurs tactiques du conflit.
Un message envoyé par l’Ukraine à la veille de nouveaux pourparlers en Turquie
Cette attaque rebat aussi les cartes dans les discussions diplomatiques en cours. À la veille de pourparlers à Istanbul (Turquie), qui se tiennent aujourd’hui lundi 2 juin, Kiev a envoyé un message clair : toute désescalade devra passer par une reconnaissance de sa capacité à frapper en profondeur. En redéfinissant les zones de sécurité présumées, l’Ukraine pousse Moscou à réévaluer sa posture stratégique, y compris dans ses régions les plus éloignées.
Reste que, sur le front ukrainien, et loin derrière, la Russie se montre toujours plus meurtrière, y compris contre les civils. Elle refuse plus que jamais tout “cessez-le-feu complet et inconditionnel” réclamé par Kiev et exige l’annexion de cinq régions, à savoir les oblasts de Donetsk, Kherson, Louhansk et Zaporijjia ainsi que la péninsule de Crimée. Cela représente environ 20 % du pays. La réponse de Volodymyr Zelensky est sans appel : “Notre opération d’hier a prouvé que la Russie doit comprendre ce que signifie subir des pertes. C’est ce qui la poussera à recourir à la diplomatie”, a-t-il déclaré, ce lundi 2 juin à Vilnius dans le cadre d’un sommet avec des dirigeants de l’Otan.
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