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Tout le monde l’appelle Chanee mais à l’état civil, il se nomme Aurélien Brulé. Depuis 27 ans, ce français vit en Indonésie. Installé au cœur de la forêt de Bornéo, il y vit avec sa famille et les gibbons, des singes qui vivent exclusivement dans les arbres. Fondateur de l’ONG Kalaweit, il agit sans relâche pour protéger les poches de forêt tropicale encore intactes, à travers un modèle d’achat ou de cogestion foncière avec les villages. Une stratégie précise, exigeante, mais terriblement efficace dans un pays où la déforestation avance à marche forcée.
Chanee mène une action résolument locale, fondée sur l’écoute des communautés, l’observation du terrain et la réactivité face à des menaces toujours plus pressantes. Ses armes ? L’hydravion pour survoler la canopée, les accords fonciers pour couper court aux convoitises industrielles, et une présence constante, indispensable pour bâtir la confiance. Entretien avec un homme de terrain, convaincu que seule l’action protège de la désespérance.
WE DEMAIN : Quelle est la situation aujourd’hui sur le terrain à Bornéo ?
Chanee : Aujourd’hui, on est vraiment en train de sauver les meubles. Si on ne fait rien, on perd tout. Donc on repère, on cartographie, on survole en hydravion, on discute avec les villages. Et quand tout est réuni, on lance les achats pour sanctuariser la forêt.

Comment fonctionne ce modèle d’achat de terres ?
Les terrains sont achetés pour créer des forêts communales. Cela veut dire qu’ils restent dans le cadastre du village, mais sont confiés à la gestion de notre association, Kalaweit. Les gens gardent la propriété, sauf qu’il n’y a plus de chasse ni de bûcheronnage. Et surtout, ces terrains sont payés au prix du marché. Résultat ? On a une liste d’attente de familles prêtes à nous vendre leurs parcelles plutôt qu’à une entreprise qui va s’emparer totalement du terrain et raser la forêt. Parce qu’ils savent qu’avec nous, ils ne perdent pas tout. Il faut savoir que, le plus souvent, ce sont des exploitations de charbon et d’huile de palme qui achètent ces terrains pour tout araser.
Quelle est l’ampleur de la surface protégée aujourd’hui ?
En 2022, on gérait 1 500 hectares. Aujourd’hui, on est à 3 000 hectares répartis sur trois réserves, dont la plus vaste est Dulan. On y a identifié une biodiversité exceptionnelle, mais la forêt est cernée par quatre concessions. Il fallait aller vite. Et ça continue : je suis en repérage pour une nouvelle zone. J’espère lancer l’achat en septembre ou octobre. On a identifié trois poches critiques. Il faut comprendre qu’on ne sauvera rien si on ne sauve pas la forêt. C’est critique pour la biodiversité.

Comment identifiez-vous ces poches prioritaires, ces terrains à acheter d’urgence ?
Avec l’expérience. Si on attend les études d’impact, c’est trop tard. La forêt est déjà partie. Donc on agit, et ensuite on affine. Le plus souvent, on prend une carte et on regarde ce qu’il se passe sur une zone donnée. Puis on survole en hydravion pour se faire une idée plus précise puis on se rend sur place pour voir la réalité du terrain. Si on voit qu’on peut encore agir, qu’il n’est pas trop tard, alors on essaie de passer à l’action. Parfois, les terrains sont déjà trop dégradés ou petits pour espérer sauver la biodiversité… Dans certains cas, on s’efforce de restaurer les forêts en mauvais état en y larguant des graines, pour qu’elles redeviennent nourricières. Mais cela prend du temps…

Quelles sont aujourd’hui les plus grandes menaces ?
L’huile de palme est toujours là, mais aujourd’hui, c’est surtout le charbon, l’or et le nickel. On déforeste à Bornéo pour produire l’énergie qui servira à raffiner le nickel… ailleurs. Et avec le nouveau président, très favorable à ces projets et très peu sensible aux questions environnementales, c’est encore plus flagrant. Il assume publiquement que planter du palmier, ça reste de l’arbre, c’est comme reforester. Pour lui, il ne voit pas le problème. C’est un Trump version Indonésie.
Vous avez malgré tout le soutien du ministre des Forêts…
Oui, c’est assez étonnant mais lui est très coopératif. Il soutient Kalaweit, veut venir inaugurer la réserve, signer en grande pompe. Est-ce que c’est juste pour les réseaux sociaux ? Peut-être. Mais nous, on prend ! On est là pour protéger, pas pour faire du lobbying.
Quelle est la ligne de conduite de Kalaweit ?
Depuis toujours, on reste simples, lisibles, transparents. C’est grâce à cette confiance gagnée dans le pays que nous pouvons acheter des terrains. Notre seul but est la préservation de la biodiversité, des gibbons, des orangs-outans. Sur nos terrains, on n’accueille pas de touristes, on ne fréquente pas les compagnies minières… Pour les populations, c’est clair qu’on est de leur côté. Et c’est ce qui fait la différence. Je suis encore là après 27 ans parce que les Dayaks [peuples autochtones des îles de Bornéo, NDLR] me protègent. Kalaweit, c’est aussi leur projet.

Justement, comment se passent les échanges avec les communautés locales ?
Très bien. Depuis le temps, on n’a plus besoin de convaincre les gens. Ils savent qui on est, ils ont vu le lac de Dulan épargné grâce à notre action de préservation de la forêt alentour. 70 % des villageois sont pêcheurs, ils savent que si la forêt est rasée, c’est fini. J’ai une longue liste de petits propriétaires qui veulent nous vendre leurs terrains. Mais il faut que cela entre dans notre projet pour conserver une certaine cohérence. Et il nous faut aussi des moyens pour acquérir les parcelles.
Et pour les animaux ? Les relâchez-vous encore ?
On a 320 animaux dans nos centres de soins, mais on n’en relâche presque plus. Les forêts encore existantes sont déjà pleines. Trop d’animaux, pas assez de nourriture… on ne veut pas rajouter davantage de problème en augmentant encore la surpopulation. Quand c’est le cas, les gibbons s’entretuent. Les orangs-outans, eux, choisissent de mourir de faim. Le but n’est pas de déplacer les problèmes.

Concrètement, à quoi ressemble votre quotidien ?
Je passe beaucoup de temps à faire des repérages aériens. Nous avons un hydravion, bientôt deux. Les équipes font aussi des patrouilles pour s’assurer qu’il n’y a ni braconnage, ni bûcheronnage mais c’est très rare car les populations respectent notre travail. Nous passons aussi du temps à identifier des terrains à racheter, à faire des montages juridiques – la législation est très complexe en Indonésie… Et puis il y a beaucoup de discussions avec les villages. On fonctionne par étapes. Un premier achat de 50 ou 100 hectares, ça envoie un signal. Les gens comprennent qu’on est sérieux. Ensuite, on va pouvoir acheter peu à peu d’autres parcelles.

Et pour financer tout cela ?
Grâce à des particuliers et des fondations. La Fondation Brigitte Bardot, 30 Millions d’Amis, Age of Union, Arcus, Okto Campus, Lemarchand… Et des milliers de dons mensuels venant de particuliers qui permettent de faire tourner la machine.
Malgré la situation, restez-vous optimiste ?
Il est clair qu’on n’a pas encore gagné notre combat. Comme on dit, les victoires sont provisoires, les défaites, elles, sont définitives. Mais je sais ce qu’on a sauvé. Et ce qui n’existerait plus si on n’avait pas été là. Alors on a parfois des coups de déprime, mais l’essentiel est de rester dans l’action.

Et votre famille dans tout ça ? Est-elle impliquée dans votre quotidien et vos missions ?
Ma compagne est très engagée, elle est en charge de beaucoup de choses dans l’ombre, notamment l’organisation des centres. Mes deux enfants ont grandi ici, ils comprennent parfaitement ce que je fais et me soutiennent. Mon fils parle beaucoup du quotidien de Kalaweit sur les réseaux sociaux et il est devenu très populaire dans toute l’Asie, cela aide beaucoup à faire connaître l’association et à sensibiliser sur les gibbons et, plus largement, l’écologie. Ce n’est pas une vie ordinaire, mais c’est la nôtre. Ils savent que tout ça, c’est aussi un peu pour eux.
Quel message aimeriez-vous transmettre ?
Il n’est pas trop tard pour agir. Tant qu’il reste un arbre, un chant de gibbon, une volonté de faire autrement, on peut encore changer les choses.
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