Partager la publication "Agriculture en Europe et météo extrême : 28 milliards de pertes par an, l’IA à la rescousse ?"
L’agriculture européenne encaisse coup sur coup. D’un côté, les aléas climatiques se multiplient : sécheresses prolongées, orages violents, gel printanier ou inondations. De l’autre, les pertes s’accumulent. Selon une analyse publiée le 20 mai par le courtier Howden Insurance, avec le soutien de la Commission européenne et de la Banque européenne d’investissement (BEI), le secteur agricole perd en moyenne 28,3 milliards d’euros chaque année du fait des événements climatiques extrêmes.
Un montant qui équivaut à 6 % de la production annuelle de cultures et d’élevage dans l’Union. Et ces pertes sont très mal couvertes : seuls 20 à 30 % des dommages sont assurés, qu’il s’agisse d’assurances privées, publiques ou mutualisées. Le reste ? À la charge directe des exploitants, souvent démunis face à l’ampleur des dégâts.
Des marges fragilisées, une pression grandissante sur l’agriculture
Ce constat est d’autant plus inquiétant que le secteur agricole, sous tension économique constante, dispose de peu de marges pour absorber ces chocs. “Nous devons faire quelque chose pour couvrir les pertes restantes”, a affirmé Christophe Hansen, commissaire européen à l’agriculture, en appelant les États membres à mobiliser les aides de la PAC pour renforcer la résilience face aux risques climatiques.
Et le pire est à venir : d’après les projections, sans mesures fortes, les pertes de récoltes pourraient augmenter de 66 % d’ici 2050. La sécheresse représente aujourd’hui plus de la moitié des pertes totales. Dans un scénario catastrophique, les pertes annuelles en Espagne et en Italie pourraient à elles seules atteindre 20 milliards d’euros.
Sans mesures fortes, les pertes de récoltes pourraient augmenter de 66 % d’ici 2050.
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Des IA pour défier le chaos de l’atmosphère
Mais au milieu de ce tableau alarmant, une révolution discrète est en cours. Une révolution silencieuse, mais potentiellement décisive. Portée par l’intelligence artificielle, elle pourrait bien changer notre manière de prévoir — et donc de prévenir — les aléas météo. Longtemps limitée par la nature chaotique de l’atmosphère, la météo n’offrait qu’une fenêtre de fiabilité de quelques jours. Mais ce plafond vient de voler en éclats. DeepMind, la filiale d’IA de Google, a récemment dévoilé GenCast, un modèle de prévision capable de générer des prédictions météo à 15 jours, avec un niveau de précision jamais atteint. Formée sur 40 ans de données météorologiques, cette IA ne dépend plus uniquement de la puissance brute des supercalculateurs, mais de sa capacité à reconnaître les motifs invisibles dans la complexité du climat terrestre.
Jusqu’ici, prévoir le temps à dix ou quinze jours relevait d’une prouesse coûteuse, mobilisant d’immenses capacités de calcul. Avec GenCast, un simple ordinateur portable suffit à produire des prévisions probabilistes à haute résolution, en quelques minutes seulement. Le modèle s’est montré capable de surpasser dans 97,2 % des cas le système de prévision de l’ECMWF, l’organisme européen de référence.
Des intelligences artificielles qui font des sauts technologiques
Ce n’est pas tout : GenCast sait aussi prédire les trajectoires des ouragans plus rapidement et plus précisément que les systèmes actuels. Même si des améliorations restent nécessaires sur l’intensité des phénomènes, l’IA offre déjà un temps d’avance précieux. “On parle de décennies de progrès réalisés en un an”, s’est réjouit Rémi Lam, chercheur chez DeepMind, lors d’un entretien avec le New York Times.

Parmi d’autres IA intéressantes pour les prévisions météorologiques, citons également FourCastNet et Pangu-Weather. Le premier est un modèle conçu par Nvidia et les laboratoires Caltech (California Institute of Technology). Il combine deep learning et données climatiques pour générer des prévisions rapides et globales. Pangu-Weather est, lui, développé par le chinois Huawei. Cette IA se distingue par sa capacité à produire des simulations météo en quelques secondes, avec une performance qui rivalise avec les centres de prévision les plus avancés.
L’IA appliquée à la météo, un outil stratégique pour les agriculteurs… et au-delà
À l’échelle de l’agriculture, ces avancées ne sont pas seulement spectaculaires. Elles sont stratégiques. Car prévoir avec quelques jours d’avance une pluie torrentielle ou un coup de chaud peut faire toute la différence entre une récolte sauvée ou perdue. L’IA permet aujourd’hui de descendre à l’échelle d’une parcelle, d’un sol, d’un type de culture. Elle transforme une information météo en décision d’irrigation, de semis, de récolte. Par exemple, sur une exploitation de maïs en Aquitaine, une prévision fine permettra d’ajuster précisément les volumes d’eau à apporter avant une vague de chaleur. Selon la Banque mondiale, ces optimisations basées sur l’IA peuvent améliorer la prédictibilité des rendements de 25 % et réduire drastiquement les intrants gaspillés.
Selon la Banque mondiale, l’IA peut améliorer la prédictibilité des rendements de 25 %.
Les bénéfices des prévisions IA ne s’arrêtent pas à la sortie du champ. Elles irriguent l’ensemble de la chaîne agroalimentaire. Un logisticien peut adapter ses routes pour éviter des pluies qui abîmeraient les récoltes. Un transformateur planifier ses approvisionnements en fonction des fenêtres météo. Même les traders de matières premières et les assureurs y trouvent un levier pour affiner les risques.
C’est toute une logique de réactivité qui se transforme en anticipation. L’agriculture devient moins vulnérable, plus agile, et surtout plus rentable. Loin de la météo approximative du journal télévisé, on entre dans une ère de météo stratégique. Là où les anciens modèles peinent à extrapoler, l’IA peut identifier de nouveaux signaux faibles. Elle ne se contente pas de prédire : elle découvre.
Mais un outil numérique encore inégalement diffusé
Reste une barrière de taille : l’accès à ces technologies. Si les grandes exploitations ou les coopératives structurées peuvent facilement intégrer ces outils, les petites et moyennes fermes restent souvent à l’écart. Par manque de moyens, de connectivité ou de formation. Mais là aussi, les lignes bougent. Des plateformes cloud, des applications mobiles ou des modèles open source commencent à démocratiser ces technologies. Des start-up agricoles et des projets soutenus par les pouvoirs publics participent à cette diffusion, pour que l’IA ne soit pas un luxe, mais un outil partagé.
Le projet européen Farmtopia vise à répondre à cette problématique. Cette initiative européenne mise sur l’inclusion numérique des petites exploitations. Son objectif : concevoir des solutions agricoles digitales réellement adaptées aux réalités des petites fermes, tant sur le plan technique que financier. Le programme, qui s’étend 2023 à 2026, prévoit de déployer et valider des outils numériques sur plus de 64 000 exploitations à travers l’Europe, en s’appuyant sur des pilotes d’innovation durable. Une manière concrète de rendre l’intelligence artificielle accessible à celles et ceux qui nourrissent nos territoires, sans les exclure d’une transition technologique en cours.
Programme européen Farmtopia : 64 000 petites exploitations à l’ère de l’inclusion numérique.
L’agriculture européenne à un tournant
Entre changement climatique, tensions géopolitiques et crise sociale, l’agriculture européenne vit une période charnière. Alors que certains syndicats agricoles s’opposent frontalement à la transition écologique, la réalité impose une mutation en profondeur. Et la capacité à anticiper les aléas en fera partie intégrante. Les institutions européennes en sont conscientes : la BEI entend renforcer ses investissements dans l’eau, l’irrigation, les infrastructures résilientes. L’enjeu n’est pas seulement économique. Il est social, écologique, stratégique. Il s’agit de rendre notre agriculture moins dépendante du ciel… en la comprenant mieux.
À l’heure où l’Europe cherche son cap climatique, l’IA pourrait bien devenir un levier puissant, à la fois pour protéger les récoltes et transformer les pratiques agricoles. Elle ne remplace pas les politiques publiques, mais les éclaire. Elle ne fait pas pousser les carottes à la place des agriculteurs, mais leur donne les moyens d’agir plus tôt, avec plus de certitude. Et d’anticiper des phénomènes météorologiques extrêmes. Le tout sans nécessité de supercalculateur mais sur un simple ordinateur portable, voire via une appli sur son smartphone. Et ça change tout.
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