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Éclairage nocturne : monuments, vitrines… l’heure est à l’extinction des feux

Outre l’importance de la sobriété énergétique, la réduction de l’éclairage nocturne est avant tout une nécessité pour le bien de la biodiversité.

Le 22/10/2022 par The Conversation
pollution lumineuse

Depuis quelques semaines, l’éclairage nocturne fait l’objet de nombreux débats politiques et médiatiques. Avec l’augmentation actuelle du prix de l’énergie, la sobriété (re)devient un enjeu de souveraineté nationale. En particulier, l’éclairage des monuments, purement esthétique, est de plus en plus jugé superflu. De même, les vitrines, enseignes et publicités allumées toute la nuit choquent de plus en plus de citoyens à qui l’on demande en parallèle de faire des sacrifices. En réponse, plusieurs grands groupes ont par exemple annoncé dernièrement s’engager à éteindre les enseignes.

Les débats cherchent alors à identifier les éclairages les plus énergivores, dont l’extinction engendrerait le plus d’économie énergétique et financière. C’est ainsi que l’on apprend que l’extinction des publicités n’apporterait pas une économie substantielle, de même que celle des terrains de sport pour les matchs nocturnes.

Laisser dormir en paix la biodiversité en réduisant l’éclairage nocturne

Malheureusement, la biodiversité – à l’instar de la santé humaine – est rarement évoquée dans ces calculs. Pourtant, nous partageons l’espace-temps nocturne avec le reste du vivant et en prendre conscience ferait inévitablement pencher la balance en faveur d’une réduction des éclairages.

On se souvient par exemple de l’arrivée massive de papillons de nuit au Stade de France lors d’un match nocturne de juillet 2016, très probablement attirés et piégés par cet éclairage artificiel pendant leur migration entre l’Afrique du Nord et le sud de l’Europe.

Le quartier de la Défense et ses innombrables bureaux allumés la nuit. Romain Sordello, Fourni par l’auteur

L’éclairage nocturne, déjà encadré depuis 10 ans en France

Rappelons tout d’abord qu’une règlementation existe en France sur l’éclairage nocturne depuis déjà une dizaine d’années. Ainsi, les vitrines, les monuments et les bureaux doivent être éteints entre 1h et 7h du matin (ou 1h après la fermeture et jusqu’à 1h avant l’ouverture) depuis juillet 2013. Il en va de même des publicités, enseignes et pré-enseignes lumineuses dont l’extinction est obligatoire entre 1h et 6h du matin depuis juillet 2012.

Ce 5 octobre 2022, un nouveau décret (n° 2022-1294) a été publié supprimant la dérogation qui existait jusqu’ici pour les unités urbaines de plus de 800 000 habitants où la règle était alors fixée par un règlement local de publicité. Cela concerne donc 7 unités urbaines (Paris, Lyon, Marseille, Lille, Toulouse, Bordeaux, Nice). Les gares et aéroports restent exemptés, de même que les publicités à éclairage fixe dans le mobilier urbain pendant la durée du service.

La façade illuminée de l’Hôtel de Ville de Caen. Romain Sordello, Fourni par l’auteur

Cette règlementation, consolidée encore par un arrêté ministériel de 2018, fait de la France l’un des pays – si ce n’est le pays – le plus en avance concernant l’encadrement de l’éclairage nocturne.

10 ans après, une règlementation peu appliquée

Malheureusement, le manque d’application – et de contrôles – ne rend pas ces bonnes intentions avant-gardistes aussi concrètes qu’on pourrait l’espérer. En effet, même s’il n’existe pas de suivi national exhaustif, certaines associations ont montré que l’application de cette règlementation fait largement défaut. Tout un chacun peut facilement le constater autour de chez soi en observant des commerces ou des bureaux fermés allumés en pleine nuit.

Une étude en sciences comportementales, qui vient d’être publiée par la Direction interministérielle de la transformation publique, en lien avec l’Office français de la biodiversité (OFB), montre que 10 ans après son adoption, cette réglementation reste encore très peu connue des commerçants et que, le cas échéant, de nombreuses barrières – notamment liées à des arguments de sécurité et d’attractivité économique – expliquent cette réticence à éteindre.

À l’heure où chacun est appelé à « être plus sobre », une première réponse à la crise actuelle de l’énergie serait donc déjà d’appliquer et de faire appliquer les textes existants. C’est d’ailleurs ce que demandent précisément 91 % des Français selon un sondage OpinionWay pour l’ANPCEN paru en septembre.

Un sujet qui ne se limite pas à des enjeux énergétiques

L’existence de cette réglementation tire ses fondements du Grenelle de l’environnement qui a inscrit dans le Code de l’environnement l’objectif de « prévenir ou limiter les dangers ou trouble excessif aux personnes et à l’environnement causés par les émissions de lumière artificielle » (art L583-1). Cette régulation de l’éclairage nocturne ne vise donc pas que les économies d’énergie, qui apparaissent même en seconde position dans le texte, mais aussi et avant tout la santé publique et la préservation de la biodiversité.

En effet, cette lumière artificielle a des impacts considérables sur les animaux, les plantes et les écosystèmes. La recherche a produit une littérature abondante depuis plusieurs décennies à ce sujet. Des milliers d’articles scientifiques révèlent des effets néfastes sur toutes les espèces ou presque et à différents maillons de la biodiversité (gènes, individus, écosystèmes, paysages, etc.).

À titre d’exemples, en 2022, des chercheurs ont mis en évidence ou confirmé que l’éclairage nocturne altérait le sommeil des oiseaux diurnesfavorisait les plantes invasivespénalisait la migration des oiseaux ou encore perturbait la pollinisation jusqu’à plusieurs kilomètres des points lumineux.

Dans une rue parisienne, désynchronisation d’un arbre dont une partie du houppier est éclairé. Romain Sordello, Fourni par l’auteur

Sobriété de l’énergie, mais surtout sobriété de l’éclairage !

En France, il est très fréquent d’observer plus de 10 lux (grandeur mesurant la quantité de lumière par mètre carré). Et même plusieurs dizaines de lux en pied de mâts d’éclairages urbains ou interurbains. Or, certaines espèces sont sensibles à des niveaux bien inférieurs.

Par exemple, un cours d’eau recevant 5 lux deviendra quasi non empruntable par des anguilles. La bioluminescence des femelles de vers luisants est compromise dès 0,1 lux. Chez les crapauds, les déplacements sont perturbés dès 0,04 lux. La production de mélatonine chez les reptiles et les rongeurs est même stoppée entre 0,01 et 0,03 lux !

Un pont éclairé peut représenter une barrière infranchissable pour des animaux aériens comme aquatiques. Romain Sordello, Fourni par l’auteur

Dès lors, on comprend que seule l’extinction permettra d’éviter de tels impacts. Et que l’enjeu pour la biodiversité est donc d’éclairer le moins possible en quantité et en durée. Or, cette sobriété de l’éclairage n’est pas forcément atteinte si l’on vise uniquement une sobriété énergétique.

Par exemple, une étude sur les vers luisants montre qu’un éclairage de 15 min aura beaucoup moins d’impact qu’un éclairage de 45 min. Alors qu’avec une vision purement centrée sur la consommation d’énergie cette nuance serait jugée insignifiante.

La pollution lumineuse, un vrai problème pour la biodiversité

Les sujets « biodiversité » et « énergie » se chevauchent, mais ne se recouvrent donc pas entièrement… et, même, de moins en moins. En effet, avec le déploiement mondial des technologies LED en éclairage extérieur, des composants électroniques à faible consommation, il est désormais possible d’éclairer toujours plus en consommant toujours moins. Sur le terrain, on observe alors une augmentation du nombre de points lumineux, publics comme privés, sous couvert d’économie d’énergie. C’est ce que l’on appelle « l’effet rebond ».

Émettre de la lumière artificielle la nuit génère une pollution lumineuse qui est un problème en soi pour la biodiversité. Et ce, indépendamment de la consommation d’énergie que cela représente. Certes la production d’électricité a des impacts sur les espèces et les écosystèmes. Comme la destruction et la fragmentation des habitats engendrées par la construction de centrales, barrages, éoliennes ou panneaux solaires, etc. Mais le premier problème que pose l’éclairage nocturne pour la biodiversité est l’exposition à une lumière. Celle-ci est normalement quasi absente de l’environnement nocturne naturel en dehors de celle émanant du ciel étoilé et de la lune.

Dans l’hypothèse où nous réussirions à éclairer la nuit gratuitement et sans aucune émission de carbone le problème resterait pour autant entier.

Éteindre au cœur de la nuit, une mesure suffisante ?

Depuis longtemps, plusieurs milliers de communes en France coupent leur éclairage public en cœur de nuit, pour différentes raisons, souvent par simple bon sens, à des endroits ou à des horaires où les besoins sont quasi nuls. Aujourd’hui, cette pratique s’étend massivement, et même de grandes villes s’en saisissent comme Rouen (110 000 habitants) depuis 2019.

Comme nous l’avons vu précédemment, ces mesures d’extinction ont un intérêt pour réduire la pollution lumineuse et ses dégâts sur la biodiversité. Elles ont un effet direct et immédiat sur les risques d’éblouissements des animaux. Mais aussi sur le niveau d’obscurité et sur la visibilité des étoiles dont la faune nocturne se sert pour se repérer.

Ne pas perturber la durée de la nuit pour préserver les végétaux

D’autres bénéfices, notamment sur la chronobiologie des espèces, faune comme flore, sont également prévisibles. Le cycle annuel des végétaux est régulé majoritairement par la variation de la durée de la nuit. Avec l’éclairage artificiel, les arbres en ville sont déphasés. La chute de leurs feuilles est retardée et leurs bourgeons s’ouvrent plus tôt. Il en est de même des animaux, pour qui la lumière est également un synchronisateur. L’exposition à la lumière artificielle, notamment en cas de lumière intrusive, perturbe notre propre sommeil. Et pourrait conduire à des troubles de la santé.

Lumière intrusive dans des logements. Romain Sordello, Fourni par l’auteur

Dans le même temps, ces mesures d’extinctions – si elles se limitent au cœur de nuit – ne seront pas suffisantes pour enrayer tous les impacts. Les rares évaluations qui existent dans la littérature scientifique, de l’ordre de 3 ou 4 études, portent toutes sur des chauves-souris et montrent que l’efficacité dépend beaucoup de l’horaire d’extinction.

En effet les chauves-souris, comme de nombreux autres animaux dits « nocturnes » – chouettes, insectes, rongeurs, cervidés – sont actifs surtout en début et en fin de nuit. Ces « chronotones », moments charnières du cycle jour/nuit, sont donc aussi des moments sensibles où des mesures de réduction sont nécessaires, par un éclairage sobre et restreint aux stricts besoins. La technologie peut ici permettre d’ajuster l’éclairage aux extrémités de la nuit en fonction de nos usages. Certaines communes coupent totalement leur éclairage public en période estivale quand les nuits sont très courtes.

Des mesures d’urgence aux changements transformateurs

Actuellement, les décisions d’éteindre se multiplient. De jour en jour, de nouvelles municipalités annoncent des engagements. Les éclairages de mise en valeur des bâtiments publics sont souvent les premiers fléchés, comme à LilleBordeaux ou Paris.

Là encore, ces actions apparaîtront peut-être comme symboliques sur le plan énergétique. Mais tout photon évité dans l’environnement est un gain pour la biodiversité et un pas supplémentaire vers l’obscurité naturelle. De plus, les éclairages de mises en valeur sont le plus souvent en contre-plongée. Ils émettent énormément de lumière vers le ciel. Et contribuent donc fortement à la pollution lumineuse sous forme de halo, néfaste à la biodiversité.

Le sport est désormais lui aussi mis à contribution avec une réduction du temps d’éclairage de 50 % pour les compétitions en journée et de 30 % en soirée inscrite dans le plan de sobriété énergétique du gouvernement dévoilé le 6 octobre.

Éclairage en contre-plongée, encastré dans le sol, pour la mise en valeur d’un bâtiment. Romain Sordello, Fourni par l’auteur

Toutes ces mesures vont dans le bon sens. Néanmoins, on peut regretter qu’elles soient prises à la hâte et essentiellement pour des raisons énergétiques et financières. Alors que le problème de la pollution lumineuse, bien plus transversal, est connu depuis très longtemps. Le risque est que ces extinctions « subies » soient alors mal vécues par une certaine partie de la population. Ce qui desservirait la cause à long terme.

La question de la sécurité face à l’extinction des feux

Une enquête de 2021 menée par l’Institut Paris Région et totalisant 2 778 répondants montre que 95 % des personnes interrogées sont favorables à une extinction partielle durant la nuit. Et même 92 % d’après le sondage OpinionWay-ANPCEN de septembre 2022. Dans le même temps, ces extinctions peuvent encore parfois susciter des craintes chez certaines personnes, par rapport à des arguments sécuritaires notamment. Pourtant, dans les faits, de nombreux retours d’expériences montrent l’inverse. En Haute-Garonne par exemple, 98 % des communes n’ont rencontré aucun problème d’insécurité depuis la mise en place de l’extinction en cœur de nuit d’après une enquête du Syndicat d’énergie. Autre exemple, en Angleterre, les vols de voitures se concentrent sur les rues qui ne font pas l’objet d’extinction. Il est donc important de prendre le temps d’exposer ce genre d’éléments à la population pour une meilleure acceptabilité des mesures.

Au final, l’enjeu est que ces mesures d’extinction ou de réduction des éclairages soient le catalyseur d’un véritable « changement transformateur » tel que le préconise l’IPBES. Autrement dit, qu’elles s’inscrivent dans la durée, en modifiant réellement notre rapport à l’éclairage nocturne. Et qu’elles ne représentent pas une simple privation le temps que l’énergie redevienne abordable.

Repenser en profondeur l’éclairage nocturne

Cette période au carrefour de diverses crises – érosion de la biodiversité, sortie de pandémie, tensions géopolitiques – est une vraie opportunité pour réinterroger en profondeur nos réels besoins. Et cela doit concerner aussi l’éclairage nocturne.

La réponse ne pourra pas être une simple fuite en avant vers toujours plus de technologie. Si celle-ci résout certains problèmes, elle en crée d’autres. En plus de l’effet rebond, la conversion massive des éclairages à Sodium, de couleur jaune/orange, en sources LED, dont le spectre est majoritairement blanc et riche en bleu, change la composition de la pollution lumineuse. Ceci accentue la diffusion de la lumière et génère divers impacts, notamment le risque de désynchronisation, y compris chez l’humain.

Dans un tel contexte, une véritable planification écologique en matière d’éclairage nocturne s’impose pour reconquérir l’obscurité. C’est ce que propose la Trame noire, qui vise à identifier, préserver et restaurer un réseau écologique de milieux naturels suffisamment sombres. Cela pourrait permettre d’assurer le fonctionnement écologique nocturne d’un territoire avec une vue globale et transversale. Le lien entre santé humaine et protection de la biodiversité doit aussi être un levier.

Éclairage nocturne : la « solidarité écologique » doit jouer

D’autant que réduire la pollution lumineuse est facile : il suffit d’éteindre pour que la lumière disparaisse… Mais pour cela, tout le monde doit jouer le jeu, dans un esprit de « solidarité écologique ». Des espaces protégés peuvent en effet être impactés à distance. Aussi, tous les propriétaires d’éclairages, publics comme privés, doivent se sentir impliqués. Y compris les particuliers, dont les éclairages se multiplient et qui ignorent bien souvent la règlementation qui les concerne aussi.

Vivre la nuit nous paraît une évidence mais pour une espèce biologiquement diurne cela ne va pas de soi. Il s’agit même d’un luxe que l’on s’offre au détriment d’un équilibre sensible et vieux de plusieurs milliards d’années. En prendre conscience est indispensable pour renouer avec une vie plus harmonieuse. Et donner du sens à cette fin de l’abondance.

À propos de l’auteur : Romain Sordello. Ingénieur expert biodiversité, Muséum national d’histoire naturelle (MNHN).
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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