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Written by 15 h 14 min Économie, Societe-Economie

Navi Radjou : “L’économie frugale, ce n’est pas une punition, c’est une croissance régénérative”

Faire mieux avec moins. Et si la croissance retrouvait du sens ? Dans son nouveau livre, Navi Radjou propose une révolution douce qui passe par l’économie frugale. Explications.

Le 28/05/2025 par Florence Santrot
Navi Radjou
Navi Radjou promeut l'économie frugale. Crédit : Anna Racota/DR.
Navi Radjou promeut l'économie frugale. Crédit : Anna Racota/DR.

Auteur, conseiller en innovation et penseur globetrotteur, Navi Radjou publie, en cette fin mai, la version française de son ouvrage manifeste Économie frugale, construire un monde meilleur avec moins (Pearson, 2025), paru aux États-Unis fin 2024. Quinze ans après ses premiers travaux sur le sujet, publié notamment dans le best-seller collectif L’innovation Jugaad, cet ancien de la Silicon Valley invite à rebattre les cartes d’un modèle économique à bout de souffle, en misant sur l’ingéniosité locale, la sobriété volontaire et une redéfinition profonde de la valeur.

Derrière le mot frugal, pas de repli ou d’austérité, mais une invitation à l’efficacité joyeuse et une croissance qualitative plutôt que quantitative. Celle qui conjugue les ressources locales, les systèmes d’entraide, et une vraie capacité à penser autrement la production comme la consommation. Rencontre avec un penseur lucide et optimiste, bien décidé à replacer l’humain et la nature au cœur du projet économique.

Avec ce nouveau livre, vous continuez à creuser le sillon de la frugalité. Quelle est votre motivation ?

Navi Radjou : En réalité, ce livre est le fruit d’un long cheminement. Il y a quinze ans, j’ai commencé à m’interroger sur la manière dont les entreprises pouvaient faire mieux avec moins. Je travaillais alors avec de grands groupes comme Renault, qui a notamment conçu la Logan dans une logique d’ingéniosité et de simplicité. En parallèle, j’observais ce qui se passait dans les pays du Sud, comme l’Inde où j’ai grandi. Là-bas, la frugalité n’est pas un choix idéologique, c’est une nécessité quotidienne. Et pourtant, cette contrainte stimule une créativité formidable.

Puis la crise financière de 2008-2009 a été un tournant. On a vu émerger des alternatives frugales, comme les plateformes de partage – BlaBlaCar, Airbnb, etc. J’ai senti qu’un basculement s’opérait, que les vieux repères économiques ne suffisaient plus. Mais à l’époque, les esprits n’étaient pas prêts. Aujourd’hui, avec les crises climatiques, sociales, sanitaires, les gens sont plus réceptifs. Il fallait un livre pour accompagner ce mouvement, proposer une boussole.

Au cours de vos réflexions, vous avez d’abord abordé la question de la frugalité appliquée aux entreprises. Aujourd’hui, vous expliquez qu’elle doit s’étendre à l’ensemble de la société. Pourquoi ce changement d’échelle ?

Le changement climatique, la dette publique, les inégalités imposent clairement une révision profonde de notre modèle. Il ne s’agit pas de bricoler, mais de repenser notre rapport à l’économie. Ce livre se veut optimiste, nourri d’exemples concrets, pour montrer que cette économie frugale existe déjà, même à l’état embryonnaire. Ce n’est pas un manifeste dogmatique, mais une exploration ouverte de ce qui émerge ici et là. Ce qui m’intéresse c’est d’ouvrir des pistes, d’inspirer des débats, pas d’imposer un système.

Quels sont les grands principes de l’économie frugale ?

Je distingue trois piliers : le partage inter-entreprises (B2B), la fabrication distribuée et les réseaux de valeur hyperlocaux, ainsi que la régénération des personnes, des lieux et de la planète. Ces principes ne sont pas abstraits. En bio-pharma en Wallonie (Belgique), par exemple, des start-up de la biotech ont développé des micro-usines modulaires capables de produire des vaccins ARN localement, y compris dans des hôpitaux. C’est plus réactif, plus résilient.

Dans le domaine de l’énergie, on voit apparaître des coopératives locales qui produisent et consomment leur propre électricité. L’exemple de la panne géante en Ibérie (Espagne-Portugal) montre que c’est une piste à explorer de toute urgence pour faire face aux catastrophes naturelles et aux cyberattaques. Dans l’alimentation, ce sont les circuits courts, les AMAP, les fermes urbaines… À travers le monde, des collectifs, des entreprises, des collectivités territoriales s’emparent de cette logique pour créer une autonomie plus solide.

Ce modèle d’économie frugale est-il universel ?

Non, il doit être adapté. Il ne s’agit pas d’imposer un modèle indien, américain ou français. D’ailleurs, certains pays du Sud, en forte croissance, comme l’Inde ou le Brésil, commencent à reproduire les mêmes erreurs que des pays occidentaux ont faites avant eux. En visant un développement rapide, souvent extractif. C’est compréhensible : ils veulent rattraper un retard, garantir un certain confort à leur population. La France, elle, n’est pas dans ce cas de figure. D’une certaine manière, elle a déjà connu la “fin de l’histoire”. Cette impression que le progrès illimité allait tout résoudre, et le réveil douloureux qui s’en est suivi. C’est précisément cette conscience des limites atteintes qui peut aujourd’hui lui permettre d’ouvrir de nouvelles voies.

Mais, quelle que soit la situation du pays, chaque territoire peut s’approprier les principes de la frugalité et les traduire localement. En Inde, on parle de micro-usines pour produire des biens essentiels localement. En France, il s’agit souvent de circuits courts ou d’initiatives coopératives. L’Hexagone a aussi un rapport au temps particulier : on travaille dur, mais on sait aussi prendre des pauses. Cette alternance est précieuse. Et elle me fait dire que la France est un pays particulièrement adapté à l’émergence d’une économie frugale. Il faut reconnaître la diversité des rythmes, des cultures, des aspirations. L’économie frugale est profondément contextuelle. Elle invite à l’innovation territoriale.

L’économie frugale invite à l’innovation territoriale.

Si on réinvente notre modèle, faut-il en finir avec le PIB et autres indicateurs de “l’ancien monde” ?

Pas du tout. Le PIB n’est pas le problème. Mais il est incomplet. Il faut le compléter avec des indicateurs qualitatifs : qualité de vie, accès aux services, perception du bien-être. Il ne s’agit pas de jeter le thermomètre – il reste utile pour comparer, évaluer, mesurer –, mais il faut l’accompagner d’autres outils complémentaires. Certains territoires ruraux en France, peu dynamiques en termes de PIB, ont pourtant su améliorer la vie de leurs habitants. Il faut pouvoir le reconnaître et le valoriser.

On peut aussi s’appuyer sur des indicateurs hybrides, comme le PIB territorial croisé avec la qualité de vie perçue par les habitants. L’idée n’est pas de nier la croissance, mais de changer de focale, de passer à une croissance qualitative, régénérative. En France, le PIB est d’ailleurs massivement concentré en Île-de-France, accentuant les fractures territoriales [30 % du total national selon l’INSEE, contre à peine plus de 11 % pour le Latium italien, qui abrite Rome, région placée même après la Lombardie et Milan, NDLR]. On peut d’ailleurs se demander si ce n’est pas aussi ce déséquilibre, ce sentiment d’injustice économique, qui nourrit aujourd’hui la défiance démocratique et la montée de l’extrême droite…

Vous insistez d’ailleurs sur une idée de “croissance inclusive”. Qu’entendez-vous par là ?

Aujourd’hui, certaines personnes sont exclues non seulement des fruits de la croissance, mais aussi de la possibilité d’y contribuer. C’est un véritable scandale. Il faut passer d’une logique de redistribution à une logique de distribution des opportunités. Offrir à chacun la capacité de participer à la création de valeur. C’est ce que j’appelle une croissance inclusive, au sens noble du terme.

En France, l’idée d’inclusion est souvent condescendante. On aide les gens une fois qu’ils sont en difficulté, mais on les empêche trop souvent d’agir avant qu’ils ne tombent. Il faut au contraire rendre les gens capables d’agir, les encapaciter. Par exemple, cela peut passer par la formation à des compétences concrètes en lien avec les besoins locaux — dans l’artisanat, les services de proximité, l’agriculture urbaine. Cela peut aussi se traduire par des lieux d’expérimentation comme les tiers-lieux ou les fabriques de territoire, qui permettent de prototyper des projets économiques à taille humaine.

Ce changement suppose un effort collectif : en matière d’éducation, de mobilité, de structuration du travail. Il faut créer les conditions pour que chacun puisse exercer son potentiel, que ce soit dans une grande ville ou un village isolé. Je pense par exemple aux coopératives d’activité et d’emploi qui permettent à des travailleurs précaires ou isolés de redevenir entrepreneurs de leur vie professionnelle, tout en étant accompagnés collectivement.

Donc ce nouveau modèle d’économie frugale n’est pas seulement économique, c’est aussi une transformation humaine ?

Exactement. Il y a une dimension spirituelle, au sens d’une reconnexion à soi, aux autres, à la nature. Ce n’est pas antinomique avec le développement durable. C’est une forme avancée : la frugalité vise à avoir un impact positif, à réparer, régénérer. Cela demande une métanoïa, un changement profond de regard sur ce qui fait une vie “bonne”. Beaucoup d’initiatives locales montrent que cette transition est déjà en cours.

On a trop séparé l’économie et le sens. Or, les jeunes générations cherchent de plus en plus à aligner leur activité professionnelle avec leurs valeurs. L’économie frugale, c’est aussi ça : remettre du sens dans l’acte de produire.

“Nous avons besoin d’une métanoïa, un changement profond de regard sur ce qui fait une vie ‘bonne’.”

Vous évoquez aussi la frugalité régénérative, pouvez-vous nous donner un exemple ?

Je viens de découvrir l’ampleur du tourisme régénératif au Québec. On restaure des forêts surexploitées ou des lacs pollués pour en faire des lieux touristiques durables. Cela crée des emplois, améliore le bien-être local, attire des visiteurs. On soigne les territoires, et en retour, ils nous soignent. C’est la preuve que le tourisme, une activité souvent destructrice et génératrice de pollution – peut devenir un levier de restauration écologique et sociale.

Et ce n’est qu’un exemple parmi d’autres. L’agriculture régénérative, l’urbanisme circulaire, la santé intégrative sont autant de champs où cette logique émerge.

Dans quel horizon temporel voyez-vous cette économie frugale s’imposer ?

Pour moi, d’ici 2030, on verra les premiers effets car la prochaine élection présidentielle sera un moment clé. Et le prochain gouvernement sera nécessairement frugal. La C’est là que peut émerger un nouveau récit collectif, une vision économique plus sobre, plus inclusive, qui redonne du pouvoir aux territoires. J’espère que ce débat ne sera pas esquivé. Car c’est maintenant que les grandes bifurcations se jouent.

Certaines frugalités seront subies, par nécessité budgétaire, climatique ou énergétique. Mais on peut aussi choisir cette voie. C’est une opportunité de repenser nos modèles de façon résiliente. Des secteurs comme la bio-pharma ou l’énergie sont déjà engagés. Des coopératives, des PME, des territoires pionniers tracent le chemin, souvent à bas bruit.

L’accélération viendra aussi du numérique et de l’intelligence artificielle, qui permettent d’optimiser localement la production, l’énergie, les ressources, avec une finesse jamais atteinte. Des outils comme l’IA prédictive, la simulation de flux ou les jumeaux numériques permettent déjà à des collectivités locales de piloter finement leur consommation et leur résilience. Mais pour que cette économie frugale s’impose à grande échelle, il faudra un signal politique fort.

“Pour que cette économie frugale s’impose à grande échelle, il faudra un signal politique fort.”

Vous évoquez aussi d’une meilleure exploitation des talents individuels…

Oui, beaucoup de gens sont multi potentiels mais enfermés dans des cases. L’économie frugale doit permettre à chacun d’exprimer ses compétences, de contribuer là où il se sent utile. Le bien-être viendra de là, de ce sentiment d’avoir un rôle, une utilité. C’est aussi une façon d’engager les talents dans des projets porteurs de sens, à l’échelle locale comme globale.

Des entreprises commencent d’ailleurs à proposer des formats de travail flexibles, où l’on peut être salarié trois jours ici, puis mettre ses compétences au service d’une association deux jours ailleurs. Cela permet d’honorer la complexité de chacun, de varier les activités… et donc de ne pas s’épuiser mentalement.

Une dernière pensée ?

La nature adore la croissance, mais à son rythme. Le printemps, l’été, c’est la poussée. Puis viennent l’automne et l’hiver, périodes de régénération, de pause. L’économie frugale s’inspire de cette respiration. La France a cette cadence en elle, comme c’est le cas par exemple en ce mois de mai marqué par les jours fériés. Quelque part, c’est une force. La France sait alterner intensité et repos sans que l’économie s’effondre. C’est une réinvention de la prospérité à visage humain.

Nous ne devons pas craindre de ralentir. Ce que j’observe, c’est que c’est souvent dans les interstices, les moments de pause, que surgit la vraie innovation.

À lire : Économie frugale, construire un monde meilleur avec moins, Navi Radjou, traduit de l’anglais (États-Unis), Pearson, 2025, 320 p., 24 €.

Economie Frugale Navi Radjou
“Économie frugale, construire un monde meilleur avec moins” de Navi Radjou. Crédit : Pearson.

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